Russie/Etats-Unis: la Realpolitik a totalement repris ses droits

Entretien avec Agathe Duparc pour Médiapart, paru 17 juin 2017

L’arrivée au pouvoir de Donald Trump avait suscité de vifs espoirs à Moscou. L’enthousiasme est retombé et les points de friction demeurent. Interview de l’universitaire Jean-Robert Raviot, spécialiste de la Russie, sur ce face-à-face des deux puissances.

Depuis l’élection de Donald Trump, l’euphorie des premiers moments est retombée à Moscou. À Washington, l’équipe du milliardaire américain souffle alternativement le chaud et froid, au gré des impulsions du président, empêtré dans les enquêtes sur une possible ingérence russe lors de la campagne électorale.

Les deux présidents ne se sont toujours pas rencontrés en tête-à-tête, ce qui se produira sans doute à Hambourg, lors du sommet du G20 prévu les 8 et 9 juillet prochains. En attendant, ils échangent de temps à autre des coups de fil, sans qu’aucune initiative sur un possible rapprochement n’ait été annoncée.

« Nous avions de la sympathie pour M. Trump parce qu’il s’est engagé publiquement à rétablir les relations russo-américaines », rappelle Vladimir Poutine dans le documentaire en quatre parties d’Oliver Stone, The Putin Interviews, diffusé du 12 au 15 juin sur la chaîne américaine Showtime« Évidemment, nous devons nous pencher du point de vue pratique sur le développement ultérieur des relations bilatérales entre les deux pays. Il [Trump – ndlr] a évoqué le rétablissement des relations économiques et la lutte conjointe contre le terrorisme. Est-ce que c’est une mauvaise idée ? » ajoute-t-il.

Ce jeudi 15 juin, répondant à une question venant des États-Unis lors de la 15e Ligne directe (la séance annuelle de questions et réponses, qui a duré près de cinq heures, retransmise en direct par tous les médias officiels), le président russe a répété que « les Russes ne considèrent pas les États-Unis comme un ennemi », fustigeant la « russophobie » qui, selon lui, s’est emparée des élites américaines.

Malgré ces paroles agréables, les points de friction et les dossiers non résolus – à commencer par la Syrie – sont nombreux. Auteur de plusieurs ouvrages sur la Russie et professeur à l’université de Paris-Nanterre, Jean-Robert Raviot a publié à l’automne dernier, avant l’élection de Donald Trump, un ouvrage collectif intitulé Russie : vers une nouvelle guerre froide ? (La Documentation française, « Doc’en poche », 2016). Il décrypte pour Mediapart les relations actuelles entre Moscou et Washington.

Mediapart. Comment définiriez-vous aujourd’hui la relation Russie-États-Unis ? Est-ce que l’élection de Donald Trump a vraiment changé la donne ?

Jean-Robert Raviot. Il faut distinguer l’ordre des capacités et celui des intentions. Dans l’ordre des capacités, rien ne bouge et rien ne bougera. L’arrivée au pouvoir de Trump ne change rien, fondamentalement : ni le face-à-face dans l’océan glacial Arctique, ni le nombre de missiles de part et d’autre, ni l’existence de l’OTAN. Au sens classique du terme, la Russie reste le principal ennemi des États-Unis, et inversement. Dans l’ordre des intentions en revanche, les choses pourraient évoluer. Apparemment, Poutine et Trump ont des convergences idéologiques. Ils sont sur une même ligne conservatrice et souverainiste. Mais les intérêts vont entrer en conflit, c’est évident. Il est naïf de penser qu’il va y avoir la fin des hostilités. Nous le voyons déjà au Moyen-Orient.

Juste après son élection, Trump évoquait la formation d’une coalition élargie contre l’islamisme. On en est loin aujourd’hui. Le 6 avril dernier, il y a eu des frappes américaines contre la base aérienne syrienne de Shayrat, en représailles de l’attaque chimique de Khan Cheikhoun, dans le nord-ouest du pays. Et le 19 mai dernier, la coalition menée par les États-Unis a bombardé un convoi lié au régime syrien, près de la frontière jordanienne. La Russie a condamné cela comme« inacceptable ».

En Syrie, je ne vois pas très bien comment les Américains et les Russes pourraient se mettre d’accord, à part sur le fait qu’il faut « liquider le terrorisme islamiste », ce qui relève de la rhétorique et ne témoigne pas d’une convergence stratégique. Car, enfin, est-ce que Washington pourrait changer d’allié, abandonner l’Arabie saoudite et le Golfe persique ? Non. Sur ce point, Trump a tenu un langage qu’il a rapidement désavoué, quelques semaines plus tard… Personne ne sait s’il sait lui-même ce qu’il veut vraiment faire. Toute nouvelle coalition devrait impliquer une répartition précise des rôles respectifs sur les terrains irakien et syrien. Or, des obstacles de fond s’opposent à la mise en œuvre d’une réelle alliance stratégique russo-américaine au Moyen-Orient.

Lesquels ?

Moscou et Washington ont une vision géopolitique très différente de la région. Au nom de la stabilité, la Russie défend les États souverains dans leurs frontières et les dirigeants en place. Au nom de valeurs finalement assez peu fixes – le « commerce du changement de régime », pour reprendre les termes de Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe –, les États-Unis souhaitent, sous des habillages divers et fluctuants, remodeler la région, revoir les frontières, restructurer les États et procéder à ce que Moscou considère comme des « jeux dangereux ». Surtout, je le répète, Washington et Moscou s’appuient sur des alliés qui, au Moyen-Orient, sont des ennemis irréductibles : l’Arabie saoudite d’un côté, l’Iran de l’autre. Deux États qui sont des puissances militaires conséquentes et qui se font face dans le Golfe arabo-persique. Ajoutons ici le jeu complexe qui associe d’autres puissances telles que la Turquie, Israël – une puissance nucléaire tout de même –, l’Égypte.

Un grand « reset » russo-américain ?

En Syrie, la Russie soutient toujours Bachar al-Assad et reste pour l’instant maître du jeu…

Sur ce terrain, la Russie utilise à fond sa capacité de nuisance, son talent – talent que Poutine a su développer jusqu’à la maîtrise parfaite ! – à déployer tous les instruments de la diplomatie classique et du jeu d’influence, dans un contexte d’asymétrie de puissance. Le « jeu » de Moscou sur la scène internationale fait toujours ressortir, par contraste, l’impuissance de l’hegemon américain, empêtré dans son hyperpuissance, qui ne respecte les règles du droit international que lorsque celles-ci sont à son avantage et qui ne sait plus orienter les objectifs.

La récente rencontre, le 31 mai dernier, de Donald Trump et Sergueï Lavrov et l’épisode de la « gaffe » commise par le président américain [selon le Washington Post, Trump a livré aux Russes une information obtenue auprès d’un service secret allié sur l’intention de Daech d’utiliser des ordinateurs piégés à bord des avions – ndlr] illustre à merveille cette situation.

Donald Trump reçoit à la Maison Blanche Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, en présence de l’ambassadeur à Washington Sergueï Kisliak, le 10 mai 2017 © Ministère des affaires étrangères de Russie

Sur le plan militaro-stratégique, peut-il y avoir des avancées entre Moscou et Washington ?

L’antagonisme russo-américain actuel est un héritage de la guerre froide. On pourrait bien sûr assister à une évolution de l’OTAN, puisque Trump semble insister sur une implication économique plus importante des Européens. Mais en retour, ces derniers exigeront-ils plus d’autonomie au sein de l’Alliance atlantique ? Une telle évolution, à mon sens très improbable, reste envisageable, mais si elle se produisait, cela prendrait des années.

Donald Trump a abandonné ses déclarations tonitruantes sur l’OTAN, organisation « obsolète », mais il continue à mettre sous pression les Européens, notamment l’Allemagne, pour qu’ils augmentent leurs contributions financières. Cela semble beaucoup plaire à Moscou…

Absolument ! Tout ce qui divise les États membres de l’OTAN réjouit Moscou, et l’OTAN traverse de toute évidence une crise profonde de leadership et de vision, mal masquée par les coups de menton et les discours grandiloquents de ses responsables. L’ensemble euro-atlantique est fragile et Trump ne fait que le fragiliser encore davantage. On ne sait plus très bien, aujourd’hui, quel en est le pilier politique. Au plan militaro-stratégique, la domination américaine est écrasante. Mais Washington ne semble plus avoir de certitudes sur les objectifs politiques de l’OTAN : contre qui, précisément, doit-on diriger tous ces moyens, toute cette puissance ?…

« Qui est l’ennemi ? » Question existentielle fondamentale à laquelle les pays européens de l’Alliance atlantique sont incapables de répondre ensemble et objectivement. La Pologne, les pays baltes et les Scandinaves creusent le sillon tracé par la guerre froide : la principale menace contre l’Alliance, c’est la Russie. L’Allemagne, archi-centrale dans la géopolitique de l’Europe post-blocs, n’exerce aucun leadership politico-stratégique susceptible d’extraire l’Alliance atlantique de l’inertie. La France de Macron va-t-elle remettre au goût du jour un certain « gaullo-mitterrandisme » qui viendrait rompre avec l’atlantisme presque militant de ses prédécesseurs, ou du moins le tempérer ? Difficile, pour l’heure, de faire le moindre pronostic.

Où en est-on sur la question du bouclier antimissile américain déployé en Europe centrale, qui révulse tant Moscou ?

Pour l’instant, Trump n’a amorcé aucun geste qui remette en cause le déploiement de ce bouclier, officiellement justifié, rappelons-le, par les menaces iranienne et nord-coréenne. Ce qui était évidemment un prétexte pour reprendre définitivement la main en matière nucléaire. Les Russes considèrent que le déploiement du bouclier antimissile remet en question le principe de base hérité de la guerre froide, consistant pour les deux parties à préserver en toute circonstance une « capacité de seconde frappe ». Cette doctrine de la « destruction mutuelle assurée » était le sanctuaire intello-stratégique de la Russie.

La doctrine stratégique russe s’en trouve profondément modifiée par la perception d’une asymétrie durable de puissance avec les États-Unis, l’Alliance euro-atlantique dans son ensemble, et le monde occidental en général. Il faut ajouter que les États-Unis sont sortis unilatéralement du traité ABM [traité antimissiles balistiques – ndlr] en 2001, bien avant Trump. Cette inflexion américaine vers la doctrine de full spectrum dominance est une politique à long terme, à très long terme. Côté russe, on n’a en réalité pris vraiment conscience de ce tournant profond qu’après coup, vers le milieu des années 2000.

Trump pourrait-il infléchir les choses dans le sens d’une détente  ?

Je ne pense pas que la politique stratégique américaine puisse être fondamentalement remise en question. Pas par un président américain à lui tout seul, quel qu’il soit, d’ailleurs. Je ne vois pas comment le bouclier antimissile, par exemple, pourrait être désinstallé en quelques mois. Ce que Poutine avait proposé, c’est d’associer la Russie au bouclier antimissile, puisque le discours officiel américain est de dire que ce n’est pas dirigé contre elle mais contre l’Iran et la Corée du Nord. C’était une formule, une astuce, une sorte de clin d’œil, qui visait à souligner que Moscou n’était pas fermée à un ajustement américain – qui consisterait à l’associer dans un nouveau partenariat contre un nouvel ennemi principal, par exemple la Chine. Moscou donne toujours et encore des signaux indiquant qu’elle n’est pas fermée à un reset [« redémarrage » – ndlr]. Mais sans grand espoir, je pense.

Que pourrait être ce grand reset ?

Par exemple, étendre l’OTAN à la Russie. Mais il faudrait d’abord convaincre tous les États membres de l’OTAN d’abandonner leur propre perception d’une menace en provenance de la Russie. Aux États-Unis, certains proches de Trump comme Steve Bannon, son conseiller, sont en faveur de cette petite révolution politico-stratégique, qui n’est plus du tout à l’ordre du jour. De part et d’autre, la realpolitik a repris totalement ses droits, et la politique étrangère est par définition sédimentaire, la marge de manœuvre des nouveaux dirigeants politiques toujours très étroite.

Fin février, le président américain a annoncé une hausse historique de 54 milliards de dollars en 2018 du budget militaire, qui atteignait déjà 585 milliards de dollars en 2017, loin devant ceux de la Chine et la Russie. Sur ce plan, on ne voit pas vraiment poindre de détente.

Ce réarmement américain, j’y vois aussi, et même surtout, une volonté de relancer la production industrielle intérieure américaine. La nouvelle guerre froide est, certes, dans la continuité de l’ancienne, mais elle procède tout de même d’une conflictualité Russie-Occident qui s’est profondément transformée. Il faut prendre la mesure de la profondeur de ces transformations. Il n’y a pas aujourd’hui de « bloc russe » comme il y avait autrefois un « bloc soviétique », et l’Alliance euro-atlantique actuelle, contrairement à l’ancienne, n’a rien d’un bloc soudé et solide comme le roc. Néanmoins, l’ensemble euro-atlantique demeure très puissant, même s’il semble le plus souvent inconscient des conséquences de cette hyperpuissance mal maîtrisée, qui le place dans une situation de domination asymétrique à l’égard de tous ses adversaires, ce qui est un grand facteur d’hostilité à son égard.

Intérêts très divergents sur le marché du pétrole

Parmi les points non résolus, il y a encore et toujours l’Ukraine. Lors du dernier sommet de l’OTAN, à Bruxelles, Trump a évoqué la nécessité de tenir « la Russie pour responsable de ses actions en Crimée ». Le Washington Post évoquait récemment le fait que l’administration américaine examinait la possibilité de relancer les négociations sur la question…

Tout indique qu’il y a sur ce point de forts tiraillements au sein même de ce qu’on appelle parfois Beltwayland, le tout-Washington, et plus précisément au sein de l’appareil du département d’État et du Pentagone. Sans parler, naturellement, du Congrès et des innombrables think tanks et lobbies. C’est d’ailleurs sur ce dossier ukrainien que ce que je qualifierais d’errance rhétorique éclate avec le plus d’évidence chez Trump. Les propos que vous citez sur la Crimée sont symptomatiques : quelles responsabilités en Crimée ? S’agit-il de revenir sur l’annexion par la Russie ? Le dossier est, si j’ose dire, plié. Aucune chancellerie du monde ne travaille sérieusement à un scénario qui aurait pour objectif de faire revenir la Crimée sous souveraineté ukrainienne !

Le Kremlin espérait une levée rapide des sanctions américaines. Là encore, la réalité est tout autre : mardi 14 juin, les sénateurs américains ont approuvé un amendement qui devrait rendre obligatoire un feu vert du Congrès en cas de suspension ou d’allègement par le président des sanctions existantes. Est-ce un point important pour Moscou ?

America first ! Il est évident que les sanctions, si elles se voyaient maintenues, ce qui est très probable, voire renforcées, permettraient à Trump de faire d’une pierre trois coups : apaiser la frange républicaine la plus anti-russe du Congrès et neutraliser son opposition, satisfaire les secteurs productifs et industriels américains et, par conséquent, créer des emplois et renforcer son crédit politique. En Russie comme en Europe, on perçoit mal que ce sont les enjeux de politique intérieure qui prédominent et vont prédominer dans la politique de Trump. Ce président est d’abord celui de la classe moyenne déclassée qui attend des résultats immédiats chez elle et n’a que faire de la Syrie, de la Russie et de la politique internationale en général !

Au moment de l’élection de Trump, il y avait eu un grand enthousiasme côté russe. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ça, c’était à l’automne dernier. Aujourd’hui, le pouvoir russe prend d’avantage la mesure des choses. Pour l’opinion publique, Trump reste avant tout le président des États-Unis, qui plus est un « oligarque », et un personnage public assez peu traditionnel. La popularité de Trump en Russie, c’était surtout l’impopularité, alimentée par les médias, d’Hillary Clinton ! Attendons, pour prendre la mesure des choses, une vraie visite d’État, une vraie rencontre au sommet entre ces deux présidents.

Dans une interview à CBS donnée à l’occasion de ses 100 jours au pouvoir, Trump a dit qu’il estimait possible de « s’entendre avec la Russie ». Personne n’a compris de quoi il parlait. Et vous ?

Dans cette interview, Trump est un président qui parle en qualité de président de conseil d’administration. En réalité, coopérer veut dire : faire du business. Les Américains pourraient gagner à revenir en force sur le marché russe. Mais la Russie n’est pas, loin s’en faut, ouverte aux quatre vents ! Le big business américain lorgne sur les investissements dans les matières premières – hydrocarbures en premier lieu – et le secteur financier, deux domaines pour l’instant verrouillés et inaccessibles sans passer par la case Kremlin. Pour l’instant, il existe un antagonisme économique russo-américain, avec des intérêts très divergents sur le marché du pétrole. Avec Rex Tillerson au département d’État, ce sera un terrain d’observation essentiel dans les prochaines années.

La nomination de Rex Tillerson, ancien patron d’Exxon Mobil, décoré par le Kremlin en 2013, avait en effet été très bien perçue à Moscou…

Oui, c’était le signe d’une main tendue, un signal à 100 % positif. Pour le Kremlin, cela voulait dire que les pétroliers américains allaient être moins hostiles. Et pour les pétroliers russes, c’était l’espoir de l’arrivée d’investissements dont ils ont un très grand besoin. Tillerson a montré à plusieurs reprises sa grande souplesse et sa fiabilité dans les relations commerciales avec la Russie ou avec des États autoritaires. Trump est dans la construction, Tillerson était dans le pétrole et les hydrocarbures, deux secteurs qui, en Russie, sont très forts et très étroitement liés au pouvoir politique. De ce fait, l’attelage Trump-Tillerson apparaissait comme excellent dans les allées du pouvoir à Moscou.

Mais à Moscou, on a pris la mesure de ce qu’impliquait vraiment le spoil system à l’américaine, c’est-à-dire le fait que l’alternance signifie le remplacement de milliers de responsables dans les ministères et administrations et qu’il allait falloir s’adapter et attendre… voire traiter avec les mêmes, faute de possibilité de recruter d’autres responsables. En Russie, il n’y a jamais d’alternance politique et la notion de continuité et de stabilité est extrêmement valorisée. Tout ce qui change brutalement est considéré comme porteur de danger, voire de chaos. Pour en revenir à Tillerson, en dépit des convergences, il y a un certain hiatus entre le profil des deux ministres des affaires étrangères, russe et américain. Sur ce point, l’asymétrie de puissance entre Moscou et Washington est largement compensée par l’asymétrie de professionnalisme et de savoir-faire entre Lavrov et Tillerson… au bénéfice de la Russie.

Vladimir Poutine, en ouverture du Forum économique de Saint-Pétersbourg, avait déclaré que Donald Trump était une personne « sincère, ce qui est inhabituel pour un homme politique ». Quelle perception réelle a-t-il, selon vous, de Trump ?

Poutine a déjà prononcé ces mots sur la « sincérité » lorsque Trump a été élu, ou peu avant. Poutine lui-même ne se perçoit pas comme un homme politique au sens classique, européen ou américain, du terme. Il n’avait jamais été élu à aucune fonction avant d’être président. Il a maintes fois dit qu’il exerçait le pouvoir par devoir, par obligation. Je suis absolument certain qu’il a une perception très juste des rapports de force internes au sein du système politique américain. Il sait que Trump se trouve dans une situation difficile. Ce que j’appelle le kremlinocentrisme russe – la centralisation des principaux leviers de pouvoir entre les mains d’un « centre » politique qui exerce un large contrôle – n’a aucun équivalent dans le monde occidental. Et Poutine en est parfaitement conscient.

Guerre de l’information

L’enquête du FBI sur la manière dont la Russie se serait immiscée dans les élections présidentielles américaines se poursuit. Les suspicions de liens entre l’équipe Trump et la Russie se précisent. Il y a eu des démissions. Qu’en pensez-vous ?

Pour ma part, j’attends les résultats. Je m’étonne que la NSA, pourtant compétente en ces matières si techniques et complexes, n’ait pas été sollicitée. Dans cette affaire, nous n’avons encore aucun élément tangible et sérieux. Ici encore, le contexte de la guerre de l’information fait que les commentaires sont, eux aussi, des armes « de guerre ». Côté russe, cette enquête est présentée comme une série de fake news, de la poudre aux yeux, un agiotage politicien, une série de montages et de coups médiatiques… Poutine a déclaré qu’il fallait que les médias occidentaux arrêtent de s’inventer des menaces en provenance de Russie.

En Russie, bien au-delà des cercles officiels ou d’influence, on pense que les Occidentaux ont un peu perdu le sens des réalités, la conscience des rapports de force, qu’ils ne voient plus ni qui ils sont, ni quelle est leur position réelle objective dans le monde. Et qu’ils traversent une crise d’identité très profonde, doublée d’une crise économique manifestée par leur endettement massif.

Vous évoquez une guerre de l’information de part et d’autre et vous semblez agacé par la lecture qui en est faite en Occident…

Oui, j’espère toujours que cette fausse opposition entre le présumé « monde libre »(occidental) et la « dictature poutinienne » va cesser. En France, elle fait encore florès. C’est la continuation de la guerre froide dans les têtes, et si j’ose dire, les « vieilles têtes » fatiguées, épuisées par le combat – gagné depuis plus de 25 ans – contre le« communisme ». Ce recyclage arrive au bout de son efficacité. C’est un obstacle à l’analyse du réel, à la compréhension fine des processus à l’œuvre en Russie, mais aussi dans les pays européens.

Bien des situations politiques échappent à la fausse opposition démocraties/autoritarismes – avec, en filigrane, Poutine en chef de file des autoritarismes ou des populismes. Comment analyser des phénomènes aussi divers, complexes et hétérogènes que le Brexit, les politiques intérieures ultra-conservatrices hongroise et polonaise, l’élection triomphale de Macron, l’effondrement de la société grecque, le système politique suédois ? À l’aune d’un grand combat des démocraties contre Poutine ? Soyons sérieux… Je prône un retour à l’étude sérieuse et dépassionnée des discours et des actes politiques.

Mais le régime de Poutine se durcit de plus en plus. Il y a aussi une atmosphère et une paranoïa patriotique étouffantes, qui s’immiscent dans toutes les sphères, dont la culture. Que faites-vous de cela ?

Nous sommes dans une guerre mondiale de l’information, des représentations, des images et des idéologies. Donc, traiter de ces questions exige de distinguer les lois et leur contenu des débats qu’ils suscitent. Tout d’abord, le socle patriotique sur lequel repose le discours officiel fait l’objet d’un large consensus en Russie. Le slogan de l’unité – Russie unie – hérité de l’idéologie soviétique (« Le parti et le peuple sont unis ») fonctionne bien, et ce consensus a tendance à ne pas avoir trop de considération pour les oppositions. Le système politique russe n’est pas une démocratie libérale. Mais le patriotisme russe n’est en rien paranoïaque, à mon sens. Ce qui l’est, en revanche, ce sont les discours outranciers qui, souvent, accompagnent la présentation des textes le plus symboliques.

Il suffit en effet d’allumer la télévision russe et de regarder les lois adoptées par la Douma, comme celle qui qualifie d’agents de l’étranger les ONG…

La Douma s’est mise depuis quelques années à voter des lois objectivement aberrantes, très idéologiques, qui sont destinées à produire un effet médiatique de sidération, voire d’intimidation de l’opinion, et surtout, de pression sur le pouvoir, pour qu’il maintienne la ligne la plus conservatrice possible. Les envolées réactionnaires auxquelles on assiste quotidiennement dans certains talk shows télévisés surfent sur le consensus national autour du patriotisme, mais elles ne reflètent pas son fond. Le consensus patriotique d’aujourd’hui est, bien sûr, hostile aux réformes sociétales qui, en Occident, sont présentées comme des avancées relevant de l’évidence. Ces réformes, en Russie, ne suscitent l’adhésion que d’une toute petite minorité « bobo » des métropoles.

La majorité des Russes s’accordent sur une ligne qui, vu d’Occident, est très conservatrice. Mais c’est une erreur de considérer les outrances verbales réactionnaires – celles de Vitali Milonov par exemple [un député de la Douma, antisémite et homophobe – ndrl] – comme l’expression de l’opinion majoritaire. Ces outrances réactionnaires relevées par les observateurs occidentaux ne reflètent pas la réalité de l’opinion publique russe, beaucoup plus nuancée.

Comment appréhender le conservatisme russe ?

Il y a le conservatisme conceptualisé par certains penseurs et think tanks sérieux et proches du Kremlin, l’ISEPI, par exemple – qui développent un conservatisme non réactionnaire et très européen, assez hostile aux orientations néo-eurasistes, par exemple – et il y a aussi les postures pseudo-conservatrices, souvent opportunistes, de certains hauts responsables. C’est la face « hollywoodienne » du poutinisme, qui, en réalité, n’est pas vraiment reliée au cœur de la centrale.

Le cœur de la centrale, c’est ce que j’appelle lakorprokratura : un noyau dur d’environ 500 personnes, un groupe de dirigeants politiques, économiques et financiers qui sont tous étroitement liés entre eux par des liens personnels, institutionnels et capitalistiques, et qui contrôlent aussi l’appareil judiciaire et de sécurité. On peut effectivement se poser des questions sur la sincérité du conservatisme de ces hauts dirigeants qui détiennent de grosses fortunes – dont des avoirs conséquents en Occident – et qui envoient leurs enfants dans les universités occidentales !