Qui sont les oligarques de Poutine ?

Comment les oligarques sont-ils nés ? Quelle est l’origine de ce mot et que signifie-t-il dans la société russe ? Cela signifie-t-il qu’ils détiennent une part de pouvoir politique ?

Les oligarques sont nés de la transition du système soviétique vers le capitalisme, intervenue dans les années 1990. Le terme est apparu au tout début de cette décennie sous la plume de journalistes russes pour désigner un type nouveau et bien particulier d’acteur politique en Russie : les nouveaux magnats capitalistes qui exerçaient une influence sur le pouvoir politique ou qui, pour certains, jouaient un rôle politique de premier plan. Dans un rapport étroit de connivence avec le pouvoir, ces hommes cherchaient à sécuriser leurs immenses fortunes récemment acquises par le jeu de privatisations décidées et orchestrées par l’État. C’est l’un des rares libéraux historiques encore en poste aujourd’hui au sein du premier cercle dirigeant de la Russie, Anatoli Tchoubaïs (né en 1955), qui fut le principal « faiseur d’oligarques ». Aujourd’hui représentant spécial du président russe pour les organisations internationales, patron des conglomérats d’Etat RAO EES (1998-2008, électricité) puis Rosnano (2008-2020, nanotechnologies), Tchoubaïs a été le grand ordonnateur des privatisations des années 1990 en qualité de vice-premier ministre de Boris Eltsine. Il est depuis trente ans au cœur de tous les réseaux du pouvoir politique, économique et financier russe.

Parmi les oligarques de la première génération, celle des années 1990, les figures les plus connues sont Boris Berezovski (1946-2013), Vladimir Goussinski (né en 1952) et Mikhaïl Khodorkovski (né en 1963), opposant politique à Vladimir Poutine, en exil à Londres après avoir purgé dix ans de détention en Russie (2003-2013).

 

Quel a été, quel est leur rôle en Russie ? 

Ces trois oligarques avaient en commun d’exercer une influence politique significative par l’intermédiaire de médias qu’ils avaient acquis ou qu’ils contrôlaient, ou bien par le biais d’ONG ou de partis politiques qu’ils finançaient. En 1996, un groupe d’oligarques, dont les trois susnommés, a appelé dans une lettre ouverte à la réélection du président Boris Eltsine. Devenu très impopulaire, celui-ci était menacé d’être battu par le candidat communiste Guennadi Ziouganov dont les oligarques craignaient que l’élection au Kremlin vienne remettre en cause les privatisations, leurs positions et leurs fortunes. Leur influence politique et médiatique a été décisive. Très bien racontée dans un documentaire de Madeleine Leroyer, 1996 : Hold-Up à Moscou, récemment diffusé sur la chaîne Arte, la réélection de Boris Eltsine a mis en lumière les collusions du Kremlin avec les oligarques, favorisés dans les procédures de privatisation. C’est à cette époque que l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski a pris le contrôle, pour une somme symbolique, du géant pétrolier Youkos, qui produisait alors 20% du pétrole russe, et devint la première fortune de Russie…

 

Quels ont été, quels sont les rapports de Vladimir Poutine avec les oligarques ? Il est ami avec certains ? 

J’y viens, justement. Lorsque Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine, en 2000, il a rapidement mis les oligarques en demeure de lui prêter allégeance en s’engageant à n’exercer aucune activité ou influence politique. Je fais référence à une célèbre rencontre organisée au Kremlin le 28 juillet 2000 avec une vingtaine de représentants du grand patronat russe. Poutine avait principalement dans le viseur les trois personnages que j’ai déjà mentionné. Berezovski et Goussinski ont vu leurs actifs saisis et ont été contraints à l’exil. Khodorkovski a un peu « résisté » avant d’être arrêté, puis condamné et incarcéré pendant dix ans. Son groupe, Youkos, a été démantelé et ses actifs redistribués à des groupes loyaux à l’égard du pouvoir. Car c’est bien de loyauté qu’il s’agit. Sans remettre aucunement en cause les privatisations et le capitalisme en Russie, Poutine a inversé le rapport de force entre le grand patronat et l’État : c’est l’État qui choisit qui met les oligarques à son service, et non les oligarques qui choisissent qui les dirigeants l’État et qui placent ce dernier à leur service. Ceux qui ont refusé cette nouvelle règle ont quitté le pays ou ont été en butte à des poursuites judiciaires. Les motifs ne manquaient pas. Mais la plupart s’en sont bien accommodé, ils ont survécu, et leurs fortunes avec. Trois noms à retenir parmi ces oligarques de première génération, signataires de l’appel à soutenir Boris Eltsine en 1996, toujours en place aujourd’hui : Vladimir Potanine (né en 1961), patron du géant Norilsk Nickel, 2e fortune de Russie en 2021, en très bonne place sur la fameuse Putin List établie en 2018 par le secrétariat au Trésor des États-Unis[1], Mikhaïl Fridman (né en 1964), 11e fortune de Russie, patron fondateur du groupe Alfa et son associé Piotr Aven (né en 1955), patron de Alfa Bank, considéré comme un proche de Vladimir Poutine, tous deux visés par les sanctions européennes, avec le gel de leurs actifs par suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. On peut ajouter à cette liste un quatrième nom : celui de Roman Abramovitch, célébrissime propriétaire due l’emblématique club de football londonien Chelsea, qu’il vient de revendre en conséquence de la guerre en Ukraine.

Après sa première réélection en 2004, une deuxième génération d’oligarques est apparue. Vladimir Poutine a suscité la nomination de hauts dirigeants de l’exécutif à la tête du directoire, voire du conseil d’administration de grands groupes en grande partie contrôlés par l’État ou des corporations d‘État. On compte aujourd’hui environ 50 grands groupes inscrits au registre de l’Agence fédérale pour la gestion de la propriété de l’État fédéral (Rosimouchtchestvo) dans les secteurs jugés stratégiques : armement, technologies de pointe, transports, énergie nucléaire et, naturellement, gaz (Gazprom) et pétrole. A la tête des plus importants de ces groupes, ceux que l‘on peut appeler les « oligarques de Poutine », choisis en fonction de leur loyauté au Kremlin. Ils forment la strate supérieure de ce que j’ai baptisé du néologisme de korpokratura : une sorte de nomenklatura capitaliste, corporate, de grands patrons, souvent milliardaires, mais liés au Kremlin (et à son chef) à titre personnel, dans un rapport d’allégeance. La figure la plus emblématique de cette haute korpokratura est Igor Setchine (né en 1960), patron du groupe Rosneft, troisième groupe de Russie. Surnommé Darth Vador, cet ancien interprète ayant fait carrière au sein du KGB est un très proche de Vladimir Poutine, dont il fut chef de cabinet à la mairie de Saint-Pétersbourg dans les années 1990 avant de le suivre à Moscou et d’occuper diverses hautes fonctions auprès de lui, tant au Kremlin qu’au sein du gouvernement, lorsque Poutine était premier ministre. Il n’avait aucune expérience des affaires avant d’être nommé à la tête de Rosneft en 2012…

 

Peut-on encore parler d’oligarques russes aujourd’hui ? Il s’agit plutôt de milliardaires qui ont plusieurs passeports, des enfants dans les écoles anglaises, des maisons un peu partout dans le monde… 

Oui, c’est très juste, il faut distinguer les oligarques des « simples milliardaires », si j’ose dire. Selon Forbes, on comptait en Russie 123 milliardaires. L’immense majorité d’entre eux est inconnue du grand public, ils n’intéressent guère que, de temps à autre, la presse économique spécialisée. Les oligarques sont tous concentrés dans le groupe de 20 premiers milliardaires. Ce sont ceux dont on sait qu’ils exercent une influence, ou auxquels on prête une influence politique. Il s’agit d’une part de ceux qui sont régulièrement écoutés, parfois entendus par le Kremlin – Vladimir Potanine, que j’ai déjà mentionné, Guennadi Timchenko ou Arkadi Rotenberg, amis personnels de Vladimir Poutine, Alicher Ousmanov, Viktor Vekselberg, Vagit Alikperov,… – et d’autre part d’autres, beaucoup plus rares, qui se trouvent en délicatesse, voire en conflit avec le pouvoir. Le jeune Pavel Dourov (né en 1984), patron russe le plus célèbre du secteur de la tech, fondateur de VKontakte (le Facebook russe) et de Telegram, 112e fortune mondiale, qui s’est opposé à l’État en refusant la transmission de données numériques aux organes de sécurité. En outre, certains oligarques ne sont pas des milliardaires : c’est le cas d’Evgueni Prigojine, surnommé « le cuisinier de Poutine », qui a fait fortune dans le domaine de la restauration collective, mais dont l’influence politique n’est pas proportionnel à sa fortune (il n’est pas milliardaire et ne figure même pas dans la liste des 200 premières fortunes de Russie) mais à son rôle de principal sponsor du groupe de mercenariat Wagner.

Oligarques, milliardaires et grandes fortunes russes (plus de 6000 Russes disposent d’une fortune supérieure à 150 millions de dollars) forment un groupe qui partagent certaines valeurs et modes de vie. La plupart disposent d’actifs et surtout d’avoirs dans les pays européens directement ou par l’intermédiaire de sociétés-écrans, en particulier à « Londongrad », où l’on trouve la plus grande concentration de grandes fortunes russes hors de Russie. On observe que si les titulaires des grandes fortunes continuent de vivre et de travailler principalement en Russie, de les membres de leurs familles, et en particulier leurs enfants, n’y vivent plus du tout et sont très souvent « acculturés » et formés dans des universités étrangères…

 

Quelles sont les réactions des oligarques face à la guerre en Ukraine ? Certains ont exprimé leur mécontentement, d’autres soutiennent… 

Pour poursuivre la distinction entre oligarques et milliardaires, je dirais que les oligarques vont continuer à faire bloc autour de Poutine, et que les milliardaires vont s’abstenir de toute déclaration politique. Si l’opération militaire en Ukraine ne se déroule pas rapidement et efficacement, si la guerre s’enlise ou tourne en guérilla, les milliardaires vont se dissocier du pouvoir et donner des gages d’indépendance vis-à-vis d’une classe dirigeante russe dont ils savent qu’elle est totalement discréditée aux yeux de l’Occident. Et alors, on assisterait à une sorte d’épidémie de mécontentement et à un lâchage de Poutine, y compris, peut-être, par certains oligarques…

 

Poutine peut-il gouverner sans les oligarques ou le régime de Poutine serait-il en danger s’il était lâché par les « oligarques » ?  

Le système Poutine est construit de telle manière qu’il ne peut pas survivre sans la loyauté de des oligarques qui tiennent tous les secteurs stratégiques de l’économie. Les secteurs de la rente énergétique et des matières premières, ainsi que celui de l’armement, sont tenus par des oligarques dont la loyauté est la plus assurée. Il en va tout autrement pour les secteurs bancaire et financier, et surtout pour le secteur émergent de la tech. Il y a une semaine, l’oligarque « historique » Mikhaïl Fridman, dont j’ai parlé, s’est ouvertement dissocié du Kremlin – sans néanmoins s’y opposer – en appelant à la paix. Il était soutenu par d’autres oligarques, connus pour leur moindre alignement sur le Kremlin, comme Oleg Deripaska, président de la holding Basic Element (énergie, services financiers, agriculture, construction, aviation). Ils ont été rejoints le lendemain par Oleg Tinkov, fondateur et patron de la banque Tinkoff

Il faut bien comprendre que le pouvoir russe n’est pas pyramidal, mais circulaire. Je veux dire que Poutine n’est pas placé au sommet de la pyramide, mais au centre de divers cercles de pouvoir, qui sont mouvants, et qu’il doit faire en sorte de toujours se trouver au centre afin d’en contrôler les équilibres. Ce qui signifie qu’il doit consulter sans cesse et disposer de sources d’information efficaces, fiables et loyales au sein des institutions de l’État, mais aussi des grands groupes industriels, financiers, énergétiques. Car ce que Poutine peut craindre le plus, c’est la formation d’alliances qu’il ne pourrait plus contrôler entre certaines sphères de la technocratie d’État, au sein même du gouvernement voire de l’administration présidentielle. Certains oligarques pourraient, en cas d’enlisement en Ukraine, être tentés d’organiser le renversement du chef du Kremlin, qui se verrait accusé d’avoir conduit la Russie à être mise au ban du monde civilisé, un discours qui séduirait les millionnaires et milliardaires russes dont le patriotisme ne va pas jusqu’à perdre une part trop importante de leurs très grandes fortunes…

[1] Liste établie en vue de la mise en œuvre de sanctions, comprenant le nom de 96 oligarques et de 114 hauts fonctionnaires ou personnalités politiques russes considérées comme étroitement liées à Vladimir Poutine.

 

Entretien avec Marie Bordet, Le Point, 8 mars 2022

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