La Russie : une menace ou un partenaire pour l’Europe ?

diplomatie août-septembre 2017

Entretien avec Thomas Delage paru dans Diplomatie, n°40, août-septembre 2017.

Dans votre ouvrage, Russie : vers une nouvelle guerre froide ?, vous expliquez que la vision du monde développée par les dirigeants russes s’oppose à celle qui a pris corps en Occident. Quelles sont les principales différences de visions entre la Russie et l’Europe ?

Je dirais plutôt les différences de vision entre la Russie et l’Occident, c’est-à-dire l’ensemble euro-atlantique, comprenant l’OTAN et l’Union européenne. En Russie, c’est une vision du monde que j’ai qualifiée de « néo-westphalienne » (Traités de Westphalie, 1648) qui prédomine, à savoir que l’ordre mondial doit être construit dans l’établissement de rapports d’équilibre, toujours évolutifs, entre les grandes puissances, dans une conception très proche de celle qui a inspiré le Congrès de Vienne de 1815. Il s’agit, pour la Russie, d’être l’un des pivots de ce nouveau « concert des nations », souveraines et entretenant des rapports de puissance et de coopération, toujours en balance. On préfère le bilatéral au multilatéral, même si le multilatéralisme onusien est reconnu comme l’assise du droit international public, dans une acception traditionnelle qui tend à rejeter le transnational et le global. Je m’explique. L’Occident, depuis le milieu des années 1970, et surtout depuis la chute de l’URSS en 1991, tend à promouvoir un ordre non plus tant multilatéral que global du monde, fondé sur des normes transnationales, qui passe par la mise en œuvre d’espace transnationaux (tel l’espace euro-atlantique, qui devrait être parachevé par le TAFTA, traité de libre-échange trans-atlantique), prélude à une gouvernance globale, objectif final. Il s’agit d’une vision néo-libérale « globaliste », pourrait-on dire, qui est rejetée par Moscou. Les grands discours de Poutine que sont le discours de Munich (10 février 2007) et le discours de Sotchi (24 octobre 2014) sont sur ce point très explicites.

Depuis la crise ukrainienne, les relations entre l’Union européenne et la Russie se sont fortement détériorées. Les échanges commerciaux ont par ailleurs été fortement impactés par les sanctions prises de part et d’autres. Certains pays comme la France ou l’Allemagne sont désormais plutôt favorables à la levée des sanctions contre Moscou et à un renforcement du partenariat avec la Russie. Quid de la relation UE-Russie aujourd’hui ?

Les relations Russie-UE se sont détériorées et cette détérioration a été enclenchée à Washington. On voit là presque un cas d’école du fonctionnement du système euro-atlantique et de la manière dont s’enclenchent les décisions en son sein. Comme votre question le suggère, il y a deux niveaux : celui de l’UE en tant que telle, disons « Bruxelles », et celui des États qui la composent, dont les dirigeants s’accordent plus ou moins difficilement sur la question des sanctions et la question du rapport à la Russie en général. En effet, un clivage existe entre une majorité de pays « russophiles », pour simplifier, c’est-à-dire favorables à la construction d’une coopération durable avec la Russie et qui ne perçoivent pas la Russie comme une menace directe pour leur sécurité – avec la France et l’Allemagne comme pivot –, et une minorité de pays « russophobes », là encore pour simplifier, qui perçoivent la Russie comme une menace directe, forte, voire imminente : la Suède, la Pologne, les États baltes forment ainsi une coalition au sein de l’UE, une coalition volontiers appuyée par le Royaume-Uni. Or, le Brexit change complètement la donne. Les « russophobes » perdent au sein de l’UE, et en particulier au sein du Parlement européen, un appui majeur.

Il me semble que les relations de la Russie avec l’Union européenne seront davantage déterminées par les relations entre Moscou et chacune des grandes capitales européennes, en premier lieu Paris, Londres et Berlin, que par sa relation avec l’UE. Pour Moscou, l’UE ne compte guère du point de vue stratégique. D’un point de vue réaliste, il faut bien reconnaître que la défense européenne est non seulement très embryonnaire, mais qu’elle est nécessairement limitée, ne serait-ce que du fait des divergences fondamentales de vision stratégique entre les États qui la composent. L’OTAN continuera à demeurer le socle militaro-stratégique de l’Occident, à moins que l’Alliance ne soit démantelée – mais c’est très improbable. Côté russe, on mise davantage sur une transformation de l’Alliance, que l’on espère depuis 1991 – on escomptait que l’OTAN serait démantelée en parallèle au démontage du pacte de Varsovie – , plutôt que sur sa disparition.

Quels sont les enjeux liés à la levée de ces sanctions demandée par certains membre de l’UE et celle-ci est-elle envisageable dans un avenir proche ?

Les enjeux sont multiples. Les milieux industriels sont très favorables à la levée des sanctions, en Allemagne comme en France. Chez nous, les agriculteurs font pression en ce sens et les lobbies divers sont à l’œuvre. Les opinions publiques sont assez sceptiques sur la nécessité de ces sanctions, dont on constate qu’elles n’ont aucun effet sur le règlement du conflit en Ukraine. Côté russe, les contre-sanctions ont des effets négatifs, notamment dans les secteurs bancaires et financiers, mais elles ont permis une relance de la production agricole et du secteur agro-industriel. En réalité, beaucoup sont ceux, parmi les industriels russes, qui ne se pressent pas vraiment pour exiger la levée des sanctions…

Comme vous l’avez expliqué, certains pays comme la Pologne, la Suède et les pays Baltes s’opposent fermement à Moscou. La présence de ces pays au sein de l’Union européenne est-elle un frein au rétablissement – ou à l’établissement durable – de bonnes relations avec Moscou ?

Au sein de la nouvelle UE qui se dessine, une UE sans le Royaume-Uni, la voix des « russophiles » sera plus forte. Néanmoins, tout dépend de l’Allemagne, qui est le pivot de l’échiquier stratégique européen, plus que de l’UE, qui n’a aucune dimension stratégique… Et de la capacité de la France à influencer l’Allemagne. Or, si l’on observe les évolutions en cours depuis 2014, ni Paris ni Berlin n’ont réellement de ligne politique claire et tranchée sur la Russie. On oscille entre des démonstrations d’allégeance à la ligne dictée par Washington sur la Russie (du moins jusqu’à récemment) et des promesses faites à la Russie d’une volonté politique d’établir un dialogue constructif et durable. Le processus enclenché dans le cadre des accords de Minsk sur le règlement du conflit en Ukraine est assez révélateur de ces atermoiements, même si cette initiative a montré la volonté de Paris et Berlin de se démarquer nettement de la « ligne dure », très pro-Kiev, tenue par Washington. La coalition « russophobe », l’axe Varsovie-Stockholm, a le soutien de Washington et, de ce fait, dispose d’une capacité de nuisance non négligeable. On en revient toujours au schéma de la « nouvelle Europe » de Rumsfeld, plus loyale et plus reconnaissante à l’Amérique que l’ingrate « vieille Europe »…

Les relations entre Bruxelles et Washington se sont tendues depuis l’élection du nouveau président américain Donald Trump. Ce dernier, qui était initialement favorable à un rapprochement avec Moscou, s’était également montré très critique à l’égard de l’OTAN. Alors que le président américain semble avoir changé d’avis sur ces deux questions, l’attitude changeante de Donald Trump peut-elle être favorable à un rapprochement entre les pays européens et la Russie ?

Il est difficile de tirer des conclusions en se fondant sur le discours de Trump. Est-il erratique, ou bien maîtrise-t-il à merveille l’art du brouillage et de la duperie, essentiels à tout grand chef politique et militaire, selon les grands stratèges ? Pour l’instant, au lendemain de la rencontre Trump-Poutine à Hambourg[1] et du grand discours de Varsovie[2], un discours à mon sens tout à fait majeur, historique, on peut mieux entrevoir la « doctrine Trump ». Trump a selon moi une vision stratégique de l’ordre du monde très voisine de celle de Poutine : « America first » dans un monde dangereux. Dans ces conditions, la Russie reste un ennemi, un ennemi avec lequel il faut dialoguer et coopérer, mais un ennemi qui n’a pas vocation à être « converti » au nouvel ordre mondial et à devenir un allié, sauf dans certaines configurations. En cela, Trump est en rupture profonde avec ses prédécesseurs (Obama exprimait déjà un certain scepticisme) et, surtout, avec l’establishment politico-sécuritaire de Washington, pour lequel l’inimitié avec la Russie doit être poussée au maximum afin de garantir les budgets et les ressources du puissant complexe militaro-industriel et « militaro-intellectuel » de « Beltwayland ». Le discours de Varsovie, avec ses accents reaganiens, a dans ce contexte un double objectif : d’une part, relégitimer et ressouder l’OTAN face à une absence de cohésion manifeste et inédite (en effet, au-delà des divergences des États-membres sur la Russie, quid de la place de la Turquie dans l’OTAN, à l’heure de la montée de la menace djihadiste ?…), tout en activant le levier « polono-balte », pro-américain, qui permet aux États-Unis de renforcer le pilier est-européen de l’Alliance (poursuite de la « nouvelle Europe ») et, d’autre part, malgré le Brexit, garder une capacité d’intervention et surtout d’influence, réduite certes, mais réelle, dans le processus de décision au sein de l’UE.

En 2016, l’ex-champion d’échec Garry Kasparov – opposant de longue date du président russe – déclarait que « l’objectif de Poutine est de créer une crise en Europe qui affaiblira l’Union européenne ». Comment Vladimir Poutine voit-il les relations entre la Russie et l’Union européenne ? Quelle est sa stratégie ?

A Moscou, on ne croit pas, et on n’a jamais cru à une Europe politique unifiée et on ne l’a jamais souhaitée, car l’UE (la construction européenne) est, depuis ses origines, vue comme un projet voulu et dicté par Washington pour légitimer durablement sa domination sur l’Europe et, aussi, pour faire de l’Allemagne une puissance-relais du bloc euro-atlantique. La diplomatie russe, comme la diplomatie soviétique, privilégie les Etats et le bilatéral (trilatéral, quadrilatéral) et ne traite guère directement avec Bruxelles, sinon sur des questions économiques et techniques. Dans ce contexte d’une UE largement perçue comme le « cheval de Troie » des Américains, la vague souverainiste et populiste qui touche aujourd’hui toute l’Europe séduit plutôt en Russie. On y voit une sorte de sursaut des peuples européens contre le carcan d’une UE parfois comparée à l’ex-URSS… Les discours conservateurs ou populistes tchèques, polonais ou hongrois allant dans ce sens sont souvent cités dans la presse russe. Viktor Orban exprime à merveille cette vision d’une UE devenue, par certains de ses traits, une nouvelle URSS version libérale, de plus en plus bureaucratique et au sein de laquelle le « déficit démocratique » se fait cruellement sentir…

La Russie est un acteur pragmatique et réaliste des relations internationales. Poutine ne cesse de dire et redire qu’il n’est pas un idéologue mais essentiellement un pragmatique : je me demande bien pourquoi il ne faudrait pas le croire et toujours chercher des intentions cachées dans ses discours… Je pense que la Russie ne veut pas faire éclater l’UE. Elle a intérêt à un marché européen unifié sur le plan des normes (beaucoup plus simple pour les relations économiques et commerciales) et, par conséquent, n’a guère intérêt à faire éclater l’UE en tant que marché unique et union douanière. D’ailleurs, les diplomates et fonctionnaires russes qui sont chargés de la mise en œuvre (difficultueuse) de l’Union eurasiatique se calquent bien souvent sur les modèles européens…

Alors que certains s’inquiètent des visées expansionnistes de Moscou, la Russie constitue-t-elle une réelle menace pour la sécurité l’Union européenne ? Ou au contraire doit-elle devenir un partenaire stratégique ?

La Russie ne poursuit pas, à mon sens, une stratégie impériale, ou néo-impériale, mais une politique post-impériale consistant à conserver, là où elle le peut, et principalement dans les pays qui la bordent (anciennes républiques soviétiques en premier lieu), une influence et/ou une capacité de nuisance dans le contexte d’une expansion constante, au cours des vingt dernières années, du « bloc euro-atlantique » dirigé par Washington. Il n’y a pas de « visées expansionnistes » russes, autrement que dans le discours exalté de certains tribuns ultra-nationalistes dont l’audience est faible et restreinte et l’influence sur le pouvoir parfaitement nulle. La guerre dans l’est de l’Ukraine ne relève pas de l’ « expansionnisme russe », mais de la gestion des conséquences de la chute de l’URSS et du démembrement de celle-ci en plusieurs États. Dans cette affaire russo-ukrainienne, l’oreiller que l’Occident croyait avoir durablement posé sur les malentendus russo-ukrainiens pour éteindre la braise n’existe plus. Il faut trouver de nouvelles solutions et on ne peut guère les trouver qu’avec Moscou…

La Russie est un partenaire stratégique de l’UE et des États qui la composent. C’est un fait. Le partenariat existe. Nous sommes reliés par quantité de flux qui ne feront que croître. La question politique est celle du choix des Européens entre hostilité et alliance : la Russie a-t-elle vocation à rester l’ennemi structurant du « bloc euro-atlantique » comme au temps de la guerre froide, ou bien la Russie a-t-elle vocation à devenir un allié contre des ennemis communs ? Les Européens semblent paralysés par l’impuissance, frappés du syndrome de « l’impolitique », pour citer le grand philosophe du politique Julien Freund, c’est-à-dire que les dirigeants de l’UE et des Etats de l’UE semblent ne plus prendre de décision – la politique est par essence l’art de la décision, selon lui – en considérant les réalités objectives, mais en suivant des « feuilles de route » élaborées collectivement en aval pour suivre des agendas qui semblent souvent dictés par l’imposition de recettes idéologiques néo-libérales. À Moscou, la construction d’une alliance stratégique avec l’Europe serait reçue avec enthousiasme, c’est certain ! Mais personne n’y croit… Tous ont bien conscience que les États européens ne sont pas pleinement souverains, ayant délégué de fait ou de droit une partie de leur souveraineté à l’UE et/ou à l’OTAN. Les Européens changeront-ils d’orientation ? Poutine a même récemment qualifié les États européens de « vassaux » des États-Unis… Pour ma part, je pense que les dirigeants européens, au discours irénique et axé sur les grands principes, masquent la paralysie de l’indécision dans laquelle ils se trouvent. Ceci est propice à l’inertie et l’effacement de l’Europe devant les enjeux majeurs qui se profilent, alors que les dirigeants russes ont pleinement conscience de la réalité du monde contemporain.

[1] Le 7 juillet 2017, en marge du G20, NdlR.

[2] Le 6 juillet 2017. Transcription complète en anglais : http://edition.cnn.com/2017/07/06/politics/trump-speech-poland-transcript/index.html