Haut-Karabakh: la Russie prime la prévisibilité des acteurs

Interview accordée à Tigrane Yégavian pour le mensuel France-Arménie, décembre 2020, pp. 30-32.

 

France-Arménie: Pourquoi Poutine a tant tardé à réagir contrairement à la guerre de 4 jours de 2016 ?

Il y a plusieurs facteurs d’explication. Tout d’abord, en 2016, le dialogue dans le cadre du « Groupe de Minsk » fonctionnait encore. La Russie avait réagi immédiatement à cette reprise du conflit, appelant les deux parties à un cessez-le-feu immédiat. Mais il faut se souvenir que les Etats-Unis, par la voix du Secrétaire d’Etat John Kerry, avaient aussi immédiatement réagi, appuyant sans réserve le cessez-le-feu. Lors du lancement de l’offensive turco-azérie de 2020, le dialogue dans le cadre du « Groupe de Minsk » ne fonctionnait plus, principalement parce que le nouveau gouvernement arménien avait décidé de s’en désengager, privilégiant d’autres stratégies qui, du reste, n’ont jamais été vraiment explicitées.

D’autre part, il faut comprendre que la Russie considère le conflit du Karabakh non pas isolément, mais dans un continuum géostratégique allant du Nord-Caucase au Proche-Orient, incluant la mer Noire et l’Est de la Méditerranée. Dans cette perspective, ce qui prime n’est pas tant la protection coûte que coûte de son allié arménien, si cher et si précieux soit-il, mais le maintien d’un rapport de force favorable (pour Moscou) avec Ankara. Et ce rapport de force se développe sur plusieurs terrains à la fois, ce qui rend sa gestion délicate et évolutive.

France-Arménie: Pensez vous que les Russes « fassent payer » à N. Pachinian sa gestion maladroite du dossier du Karabagh ? Pourquoi ?

La Russie a du mal à comprendre le retrait de facto de Erevan du « processus de Minsk » depuis 2018. Ce type de négociation « au long cours » ne peut pas être interrompu sans que cette interruption soit clairement explicitée et sous-tendue par une stratégie. Quel était l’objectif visé par le gouvernement arménien sur le terrain du Karabakh ? Ni Moscou, ni aucun des autres Etats engagés dans ce processus d’ailleurs, ne l’a vraiment compris. Je vous renvoie à ce sujet à la très éclairante intervention de M. l’Ambassadeur Stéphane Visconti, co-président français du groupe de Minsk sur le Haut-Karabakh devant la commission des affaires étrangères du Sénat le 8 janvier dernier. 

S’il y a une valeur qui prime pour la diplomatie russe – c’était d’ailleurs aussi le cas de la diplomatie soviétique pendant le long règne d’Andreï Gromyko [ministre des Affaires étrangères de l’URSS de 1957 à 1985] – c’est bien la prévisibilité des acteurs. Plus les acteurs sont imprévisibles, moins on leur fait confiance, car cette imprévisibilité brouille le jeu des rapports de force. On pourrait résumer cela à une maxime simple : « il n’y a pas d’allié imprévisible ». Ce qui explique qu’en 2020, la balance a penché du côté de l’Azerbaïdjan : acteur prévisible, stable, constant dans ses objectifs géopolitiques, et de plus soutenu par la Turquie, principal adversaire de la Russie dans la région – et de plus membre de l’OTAN – qu’il faut à tout prix « contenir » dans des partenariats.

France-Arménie: Existe-une nouvelle doctrine stratégique au Kremlin ?

Concernant la grande région Caucase-Mer Noire-Proche-Orient, il y a surtout une nouvelle réalité : l’engagement militaire russe en Syrie. On peut déduire de la diplomatie des conflits menée depuis 2015 que Moscou veut se positionner comme la puissance motrice de partenariats conclus entre les puissances régionales (Russie-Turquie-Iran) et exclure, autant que possible, le bloc occidental et son proche allié Israël. C’est ce que j’appelle l’ « astanisation », par référence au « processus d’Astana », lancé par un accord signé en 2017), qu’on peut définir comme un ensemble de rencontres entre les différents acteurs de la guerre civile en Syrie sous l’égide de la Russie, l’Iran et la Turquie. Le « format Astana » exclut le bloc occidental. Sans le formuler explicitement, c’est ce que vise la Russie pour toute la grande région Caucase-Mer Noire-Proche-Orient. En flattant les ambitions d’indépendance stratégique de la Turquie portées par Erdogan, Vladimir Poutine, dans son dernier discours au « Forum de Valdaï » [le 22 octobre dernier] formait à mots à peine couverts le souhait de voir émerger une Turquie véritablement indépendante, dégagée de l’OTAN et du bloc occidental, avec laquelle la Russie pourrait véritablement « traiter » comme elle l’entend. Car il ne faut pas perdre de vue que les conflits dans la grande région Caucase-Mer Noire-Proche-Orient ont pour toile de fond la « nouvelle guerre froide » entre la Russie et le bloc occidental, qui bat son plein, si j’ose dire, depuis 2008.

France-Arménie: Doit on comprendre que le pouvoir arménien issu de la révolution de velours méconnaît les codes du Kremlin ?

Je crois que ce pouvoir méconnaît beaucoup de codes… Contrairement à Saakachvili – perçu dès son élection comme un chef d’Etat hostile à la Russie – Nikol Pachinian n’a jamais été du tout perçu comme hostile. Plus qu’un « agent des Occidentaux », Moscou le considère comme un dilettante, un leader certes charismatique mais populiste, et surtout dépourvu de l’expérience professionnelle indispensable pour gouverner un Etat. Ce n’est pas son inclinaison vers l’Occident – d’ailleurs très exagérée à mon sens – ni même les « purges » qu’il a lancé (notamment contre l’ancien président Robert Kotcharian) qui posent problème, c’est sa communication intempestive et non-maîtrisée, son style débraillé, son discours peu lisible à l’extérieur de l’Arménie, ses foucades et ses tocades, et surtout son imprévisibilité sur le dossier du Karabakh. En un mot, pour parler russe, Pachinian est « inadéquat » [neadekvatnyï].

Un ami constitutionnaliste russe me faisait observer qu’en réalité, plutôt que de blâmer Pachinian pour le flottement politique actuel, il faudrait blâmer Serge Sarkissian et sa réforme constitutionnelle [adoptée par référendum le 6 décembre 2015]. Moscou voit d’ailleurs d’un très mauvais œil les régimes parlementaires des pays de son proche entourage (Moldavie, Ukraine, Géorgie, et désormais Arménie), considérant que ce type de régime affaiblit des Etats déjà faibles et instables en les plongeant dans d’interminables conflits de politique intérieure. Vu de Moscou, l’Union européenne est soupçonnée de promouvoir ce type de régime pour se constituer une clientèle captive d’Etats durablement faibles et politiquement instables, dépendant des aides qu’elle pourrait leur verser, tout cela « ceinturant » la Russie. Pour revenir à la réforme constitutionnelle de 2013 : Pachinian aurait-il été élu lors d’une élection présidentielle contre Sarkissian sous l’ancienne Constitution ? Au-delà de la question, centrale, des fraudes électorales qui auraient évidemment avantagé le pouvoir sortant, il n’est pas certain que Pachinian aurait « tenu » une campagne présidentielle, pendant laquelle tout candidat sérieux ayant des chances d’accéder au pouvoir doit fixer des lignes politiques claires et émettre des messages audibles à destination des principaux Etats de la « communauté internationale » sur les questions essentielles, en dans le cas de l’Arménie, sur la question du Karabakh. Par la révolution de velours, l’Arménie a « dégagé » un pouvoir corrompu, mais elle ne s’est pas pour autant dotée d’un pouvoir à la hauteur des enjeux vitaux auxquels l’Etat arménien doit répondre.

France-Arménie: Quels sont les changements et les continuités de la politique russe vis à vis du Karabagh ?

Le grand changement de 2020, c’est l’arrivée de la Turquie en tant qu’acteur stratégique et politique dans le Caucase. C’est une réalité incontournable, mais implacable et extrêmement douloureuse pour les Arméniens, pour lesquels le cessez-le-feu obtenu par Moscou, contrairement à ce que proclame en boucle la télévision russe, n’apporte pas la paix, mais entérine la défaite. La Russie, éternel « grand frère » perçu comme un peu condescendant, « allié obligatoire » et désormais puissance tutélaire absolument incontournable, a déçu en s’en tenant strictement au rôle d’arbitre qu’elle s’est fixé dans ce conflit, et en plus, « trahit » en engageant un partenariat de longue durée avec … l’ennemi historique, les Turcs ! Moscou, à mon sens, sous-estime encore les effets de cette perception de la réalité par la nation arménienne. La Russie doit absolument permettre à Erevan de garder la face et de regagner du terrain, même symboliquement. En d’autres termes, Moscou doit envoyer des signaux lisibles permettant aux Arméniens de comprendre que, malgré tout, elle fera pencher la balance de leur côté dans ce conflit. D’autant que le cœur de l’opinion publique russe, dans son immense majorité, incline du côté arménien et que son soutien à un appui plus marqué de Moscou à Erevan est acquis. Sur ce point, les conditions dans lesquelles va se dérouler l’installation de la force d’interposition russe au Karabakh et le rapport que ces unités vont entretenir avec les populations sur le terrain – je dirais même le comportement de ces unités – seront déterminantes. Mais sans l’émission de signaux favorables en provenance du Kremlin, l’Arménie pourrait s’enfoncer dans une crise politique que Moscou ne pourrait plus du tout juguler.

France-Arménie: Dans quelle mesure la Russie sort-elle renforcée ? Quels dividendes géostratégiques va-t-elle récupérer ?

A l’instant où nous parlons [13 novembre 2020], Moscou est incontestablement renforcé dans son rôle d’arbitre-en-chef des conflits gelés des pays de son voisinage proche. La Russie enfonce également, avec ce nouveau partenariat sécuritaire avec la Turquie, une épine substantielle dans le pied de l’OTAN, de l’UE et du bloc occidental.

Il est bien trop tôt pour dresser un bilan géostratégique de cette dernière, mais sans doute pas ultime, phase de la guerre. La paix n’est pas signée. Et tout, loin s’en faut, ne dépend pas de Moscou ! Le statut du Karabakh n’est pas fixé. Or, ce statut ne dépendra pas simplement de l’habileté et de la cohérence des stratégies militaires et des négociations politiques des parties arménienne et azerbaïdjanaise et de leur entregent auprès des grandes puissances, mais aussi, et de manière décisive, de la politique de peuplement de ce territoire que Bakou et Erevan mettront en place.

Au plan diplomatique, après vingt-six années de gel, le dossier du Karabakh est de nouveau ouvert, qui plus est dans une configuration nouvelle. Que va devenir le « Groupe de Minsk » ? Quel sera le format diplomatique des futures négociations ? L’histoire n’est jamais écrite à l’avance. Il me semble assez improbable que le bloc occidental, avec l’élection de Joe Biden à la Maison Blanche, ne réagisse pas à cette évolution majeure des lignes de force dans le Caucase du Sud.