Elections partielles des 9 et 16 septembre 2018 : « trop de ressource administrative tue la ressource administrative » ?

Pour la première fois depuis 2002, la Commission électorale centrale russe a tranché en faveur de l’invalidation du résultat de l’élection d’un gouverneur pour « doute sur la validité des résultats ». Le résultat du second tour des élections régionales partielles du 16 septembre dernier au Primorié – chef-lieu Vladivostok, parfois surnommée la « San Francisco russe », région située au bord du Pacifique, dans l’Extrême-Orient russe – a donc été annulé. De nouvelles élections devront se tenir avant le 26 décembre 2018. Selon la commission d’inspection électorale dépêchée de Moscou dès le lendemain de la proclamation des résultats officiels, les fraudes présumées porteraient sur dix-neuf bureaux de vote représentant 2,39% des suffrages exprimés. Le candidat communiste officiellement battu, Andreï Ichtchenko – qui a immédiatement contesté les résultats et proclamé sa victoire – dénonce des fraudes orchestrées par le pouvoir sortant, dirigé par son adversaire Andreï Tarassenko. Selon des données publiées par le site du PCFR, le « parti du pouvoir » aurait, dans une dizaine de circonscriptions électorales stratégiques, orchestré des jeux d’écriture[1] pour « fabriquer » entre 30.000 et 40.000 voix supplémentaires en sa faveur et falsifier les résultats sur une échelle considérable (7-8% des suffrages exprimés).

 

 

 

 

Andreï Tarassenko (gouverneur sortant, Russie Unie)

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Andreï Ichtchenko (candidat du PCFR)

 

Dès le soir du 16 septembre, la mobilisation s’est cristallisée autour du candidat communiste, agrégeant une bonne partie des forces d’opposition dans la région. Le déroulement de la soirée électorale, telle qu’organisée à la télévision régionale, a largement suscité cette mobilisation. Après dépouillement de 95% des bulletins de vote, Ichtchenko menait assez nettement (51,6% contre 45,8%). Puis soudain, Tarassenko a rattrapé son retard puis, en toute dernière minute, devancé Ichtchenko pour le battre avec moins de 8.000 voix d’écart… Le petit schéma ci-dessous illustre assez clairement le timing du « miracle »,…

… « miracle » qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’a pas emporté l’adhésion des citoyens du territoire du Primorié, région de tradition politique protestataire qui affiche depuis plus de vingt ans, avec ses voisins le territoire de Khabarovsk ou la région de Tchita, des scores élevés en faveur du LDPR, le fameux « parti de Jirinovski », formation d’essence protestataire populiste et « attrape-tout ». La tradition protestataire de la Russie du Pacifique s’explique d’abord par un sentiment d’éloignement, voire de relégation, à plus de 8.000 km (et 7 heures de décalage) de Moscou, la capitale politique où toutes les décisions d’importance sont prises. Sur les pancartes des manifestations, on lit cette formule récurrente : « Ne nous oubliez pas ! » ou « Ici c’est aussi la Russie ! »… D’autre part, la constance du vote protestataire une réalité politique locale, à savoir les liaisons dangereuses et inextricables qui y unissent les réseaux de la politique, du business et du crime organisé, dans une région où la pêche et le transit portuaire constituent des secteurs clefs de l’économie. Assainir l’élite régionale constitue un slogan presqu’éculé des oppositions politiques au Primorié, tant les deux grandes figures politiques de ce territoire, les gouverneurs Nazdratenko (1993-2001) et Darkine (2001-2012) incarnèrent, chacun à leur façon, la domination des clans politico-mafieux. Assainir l’élite régionale constitue aussi un impératif de longue date pour le pouvoir central, car le Primorié, véritable fenêtre de la Russie sur l’Asie (au sens même où Saint-Pétersbourg est la fenêtre de la Russie sur l’Europe), constitue un territoire éminemment stratégique, à l’interface de la Russie avec le Japon, la Chine et les deux Corées…

Replaçons cette élection dans le contexte des élections régionales et municipales partielles des 9 et 16 septembre derniers. Il s’agissait de renouveler le mandat de seize assemblées municipales de grandes villes (Ekaterinbourg, Volgograd, Tioumen et Krasnoïarsk, notamment), de quatre maires de grandes agglomérations (les plus importantes : Khabarovsk, en Extrême-Orient, et Tomsk, surnommée « Athènes de la Sibérie » en raison de son rayonnement universitaire et intellectuel), de seize parlements régionaux et de vingt-six gouverneurs des régions, républiques et territoires, dont vingt-deux au suffrage universel direct (dont la ville de Moscou, son maire ayant statut de gouverneur de région) – les quatre autres étant désignés par les parlements régionaux (notamment dans les très sensibles république du Daghestan ou d’Ingouchie et dans le district autonome et « gazier » des Nenets du Iamal). Par conséquent, ce cycle 2018 d’élections partielles (qui ont lieu tous les ans au mois de septembre depuis 2012) est très important, puisqu’il a mobilisé près d’un sujet de la Fédération sur quatre (il y a en Russie 85 sujets de la Fédération).

Dans la très grande majorité des cas, le premier tour de ces élections s’est déroulé « comme il faut », selon l’expression consacrée, c’est-à-dire qu’il a débouché sur la victoire nette et sans bavure des candidats du « parti du pouvoir », alignés derrière l’administration fédérale, le Kremlin et le parti Russie Unie. Concentrons-nous sur les élections des gouverneurs : sur les vingt-deux élections au suffrage universel direct, dix-huit se sont soldées par la victoire du candidat sortant dès le premier tour, avec des scores allant de 53,61% (Viktor Tomenko, Altaï) à 83,55% (Andreï Klytchkov, gouverneur sortant, communiste, nommé par le Kremlin en octobre 2017, région d’Orel). C’est ainsi que Sergueï Sobianine, le maire de Moscou, a été confortablement réélu avec 70,17% des voix, avec une participation assez faible de 30,90% néanmoins. Sa réélection aisée peut en outre largement s’expliquer par l’absence d’un rival sérieux. En 2013, le leader anti-corruption Alexeï Navalny, aujourd’hui tenu à l’écart de toute élection par suite d’une procédure judiciaire, avait obtenu, l’excellent score de 27,24% (Navalny avait réussi à agréger, au-delà du cercle restreint de ses supporters, une bonne part du vote protestataire). D’une manière générale, on observe que les taux de participation sont très contrastés – allant du faible taux moscovite à celui, très élevé, de Kemerovo (66,29%) – et sont en moyenne plus faibles que lors des élections partielles des années précédentes.

Si elles se sont globalement déroulées « comme il faut », ces élections partielles de 2018 ne s’en sont pas pour autant déroulées « comme d’habitude »… Le parti Russie Unie a perdu la majorité absolue dans plusieurs assembles régionales, où des coalitions devront se former. Pour ce qui concerne les élections des gouverneurs, des deuxièmes tours ont dû être organisés dans quatre sujets de la Fédération – en plus du Primorié, la région de Vladimir, la république de Khakassie et le territoire de Khabarovsk). Et dans trois cas sur quatre, le « parti du pouvoir » a perdu l’élection. Ainsi, des gouverneurs LDPR ont été élus à Vladimir et à Khabarovsk, ce qui porte à trois le nombre de gouverneurs issus d’un parti d’opposition, après l’élection d’un gouverneur communiste à Irkoutsk en 2015. Au Primorié, la non-élection de Tarassenko et l’irruption d’un scandale politique de dimension nationale suite à la falsification des élections est pire qu’une défaite pour le « parti du pouvoir », dont on peut gager qu’il aura beaucoup de mal à triompher d’Andreï Ichtchenko de la prochaine échéance, quelque soit le candidat qui sera présenté…

Le modèle de « démocratie dirigée » à la russe est donc égratigné par le cycle électoral de 2018. Si l’on considère que le modèle reste très largement dominant à l’échelle de l’ensemble de la Russie, il n’a subi qu’une égratignure, mais ces défaites portent symboliquement un coup dur « au système » et elles pourraient bien ouvrir une blessure plus profonde… Premier symptôme d’une sclérose généralisée du poutinisme ou simple erreur de casting ? Il ne faut pas surestimer la portée de ces défaites, mais il faudrait encore moins la sous-estimer. Il s’agit d’un signal fort envoyé au Kremlin : si la « politique des cadres » mise en œuvre depuis 2015-2016 pour la désignation des gouverneurs fonctionne globalement bien, elle ne fait néanmoins pas système, dans la mesure où elle repose entièrement sur les compétences politiques des nouveaux promus qui ne sont pas sélectionnés en tant qu’hommes politiques, mais selon leurs compétences bureaucratiques et managériales. Je m’explique.

On peut définir le poutinisme comme un système politique dont la légitimité repose sur le bon fonctionnement des mécanismes de la « démocratie administrée » (управляемая демократия). Ces mécanismes doivent être constamment réajustés pour garder leur efficacité. L’objectif visé est toujours le même et ne varie pas : il s’agit, pour le pouvoir, de contrôler le mécanisme électoral (producteur de légitimité) à l’échelle du pays tout entier. Contrairement à un lieu commun largement répandu, largement démenti par l’observation de la pratique, la fabrique de la « démocratie administrée » par le « parti du pouvoir » ne résulte pas uniquement de directives venues d’en haut visant à noyauter toutes les élections. Loin de s’apparenter à une dictature, ce système se caractérise par d’incessants aller-retours entre la base et le sommet, ce dernier cherchant au mieux à s’informer des situations locales et régionales, utilisant à plein tous les rouages de la machine de l’Etat (FSB en premier lieu) et les réseaux informels du grand business pour se procurer la meilleure « ressource informationnelle » possible, dans l’objectif de fabriquer la meilleure offre politique, celle qui entrera le mieux en adéquation avec l’opinion publique (et l’électorat)… Pour ce qui est des députés et représentants des assemblées, la tâche est largement dévolue au parti Russie Unie. Mais pour les exécutifs, une véritable « politique des cadres » (héritage soviétique) a été mise en place, évolutive et complexe, dont la ligne directrice est de coller « au fil de l’eau », et de manière plus ou moins stricte, à des profils de carrière définis « en haut », le choix final intervenant toujours intuitu personae et « au sommet », c’est-à-dire a minima avec l’aval du chef du Kremlin qui, in fine, finit généralement par arbitrer entre plusieurs candidats avancés par les diverses forces en présence (hauts responsables de l’administration présidentielle, lobbies économiques, pression venues des élites régionales…)

Une formule revient souvent pour définir le profil du « nouveau gouverneur » émergeant à partir de 2015-2016 : nous assisterions à la montée en puissance d’une nouvelle génération, celle des « jeunes technocrates ». Le « jeune technocrate » est un homme – les femmes sont extrêmement rares – trentenaire ou quarantenaire, dûment diplômé d’une formation en management ou en économie (ou, plus rarement, en droit ou en administration publique)[2] et ayant fait ses preuves au sein de l’appareil de l’Etat fédéral ou d’un grand groupe. C’est un « technocrate » au sens de bon professionnel apolitique. Dans certains cas très emblématiques, le « jeune technocrate » est une « jeune pousse » prometteuse destinée à occuper, à moyen terme, un poste de commande au sein de l’exécutif fédéral. Dans cette catégorie, les noms de Gleb Nikitine (Nijni-Novgorod), Anton Alikhanov (Kaliningrad) ou encore Dmitri Artioukhov (Iamal) sont les plus cités. Au-delà de l’effet d’image recherché (modernisation des élites, relance de la méritocratie, etc.), cette « technocratisation » du profil a pour but de « verticaliser » les gouverneurs, de mieux les rattacher « en ligne directe » au Kremlin pour mieux les soustraire à l’influence des clans rivaux de l’appareil du pouvoir fédéral et des grands groupes et lobbies et, d’autre part, de promouvoir des hommes qui ne soient pas trop impliqués dans les conflits intra-élitaires régionaux, du moins relativement indépendants des clans et groupes de pression locaux. Dans ces conditions, les « nouveaux gouverneurs » sont généralement des « parachutés », extérieurs à la région. Bien entendu, tous les « nouveaux gouverneurs » ne collent pas précisément à ce profil dominant chez les nouveaux promus. A Samara, par exemple, le choix a été fait de promouvoir Dmitri Azarov, un politicien régional bien ancré (quoique doté d’une expérience substantielle au niveau fédéral en tant que sénateur)…

Si Andreï Tarassenko a été « validé » et nommé, en octobre 2017, gouverneur par intérim du Primorié – en remplacement de Vladimir Miklouchevski (2012-2017), dont le profil d’ « intellectuel » formé à Moscou était déjà assez « technocratique » – c’est qu’il a été considéré que cet entrepreneur né dans la région et y ayant fait carrière serait à même de prendre le contrôle, en un an, de la « ressource administrative », c’est-à-dire d’asseoir son autorité sur l’administration régionale et de fabriquer un consensus des élites locales afin de se faire élire gouverneur en septembre 2018, consensus que son prédécesseur Miklouchevski n’avait pas, le mot est faible !, su faire. Force est de constater que les espoirs placés en lui par le Kremlin ont été largement déçus en cette soirée du 16 septembre dernier… Tarassenko va-t-il être évincé des prochaines échéances et remplacé par un autre candidat, plus « adéquat » ? C’est assez probable. Cette fraude manifeste de son incapacité à gérer la « ressource administrative », ce qui implique tout d’abord de savoir la contrôler ! La pratique de la « démocratie administrée » poutinienne comporte des règles strictes, et l’une d’elles est la maîtrise et le respect des formes légales en toutes circonstances, ce qui écarte tous ceux qui sont susceptibles de donner prise à des mises en examen pour corruption, mais aussi tous ceux qui manipulent trop grossièrement la ressource administrative… Les gouverneurs doivent apparaître comme de bons « préfets » compétents, toujours aux mains propres, laissant à d’autres le « sale boulot ». Le système repose certes toujours sur le contrôle, par le pouvoir, du mécanisme électoral, mais ce contrôle doit être exercé de manière légalement irréprochable et être conduit autant que possible « en amont » du processus électoral afin qu’autant que faire se peut, aucun « parti du pouvoir » – local, régional ou fédéral – ne puisse être pris en défaut de tripatouillage électoral, signe de faiblesse et d’amateurisme. Enfin, si les chefs d’exécutifs se doivent d’être de bons gestionnaires, compétents et incorruptibles (onze gouverneurs ont été révoqués par le Kremlin pour corruption au cours des quatre dernières années), producteurs de bons résultats économiques et sociaux, ils se doivent aussi d’être de bons « manipulateurs de symbole », c’est-à-dire d’excellents « fonctionnaires politiques » (au sens de Max Weber) de leur régions et villes. Ils doivent, comme l’a rappelé Vladimir Poutine à maintes reprises – et tout particulièrement au cours de la dernière campagne présidentielle – savoir désamorcer les conflits avant les élections, gérer de manière souple et efficace les tensions avec les entrepreneurs et les lobbies locaux et régionaux, mais également avec la population dont ils doivent davantage être à l’écoute. Ils ont obligation de résultat en la matière. C’est la leçon qu’il faut tirer de ce scrutin du 16 septembre au Primorié. Le gouverneur est désormais l’ « homme politique modèle » du poutinisme. Vladimir Poutine souhaitera-t-il choisir son successeur dans cette cohorte d’élite ?

[1] L’étape critique est la transmission des PV entre les bureaux de vote et les commissions électorales de district, qui retranscrivent les résultats. Dans les bureaux de vote incriminés (et en particulier dans la ville d’Oussouriïsk), on a pu observer un écart très net entre les résultats proclamés dans le bureau de vote (nombreuses photographies des PV prises par les observateurs et diffusée sur les réseaux sociaux) et les résultats tels que proclamés par les commissions électorales de district…

[2] Il s’agit soit d’une formation initiale, soit d’une formation complémentaire (vtoroïe obrazovanie), devenue indispensable à toute carrière ascensionnelle au sein de l’Etat ou des grands groupes.