Arménie: révolution en cours ou révolution en trompe-l’œil ?

L’Arménie est un pays dont je me sens infiniment proche, pour des raisons familiales, mais sur lequel je n’ai d’autres lumières que de connaître quelques langues pour avoir accès aux sources et d’avoir en réserve quelques grilles de lecture forgées par l’observation d’autres terrains post-soviétiques… Grilles de lecture qui ne peuvent d’ailleurs pas être plaquées in abstracto sur d’autres réalités et contextes historiques et culturels…

Je vous livre ici une très intéressante émission de Radio Svoboda sur la situation présente en Arménie. Je résume ici quelques points saillants du débat, pour les non-russophones.

Un point de vue sceptique, à la moscovite, est exprimé par le politologue russe Grigorii Trofimtchouk (le premier intervenant). Je me sens proche de son analyse, car il emploie les mêmes grilles conceptuelles que moi (parti du pouvoir, ressource administrative,…). Pour Trofimtchouk, cette révolution est en quelque sorte « magrittienne », ou Canada Dry. Une révolution – mais… quelle révolution ?!… Il n’y a qu’une apparence de révolution. Il n’y a, en réalité, pas eu de révolution (ni de couleur, ni de velours), et il n’y en aura probablement pas. Pourquoi ? Parce que le parti du pouvoir n’a absolument rien concédé, sinon ce retrait tactique de Serj Sarkissian (ex-Président, ex-premier ministre), retrait qu’il qualifie d’« inattendu et créatif ». Le parti du pouvoir continue de tenir les rênes du gouvernement du pays. Serj Sarkissian s’est-il enfui en hélicoptère avec son magot? Non. Il est tranquillement resté dans son pays. Et le leader de l’opposition, Nikol Pachinian, n’a ni programme, ni ressource administrative, ni d’autre levier de pouvoir que celui de la rue et de la colère légitime d’une grande partie de la population, ainsi que son image médiatique de tribun, incontestablement positive (et très travaillée, d’ailleurs), relayée dans le monde entier.
Dans ces conditions, la révolution n’aura pas lieu, dans la mesure où il n’y aura pas vraiment de changement de pouvoir, mais nous allons plutôt assister à un renouvellement par consensus de l’élite du pouvoir avec incorporation progressive d’éléments venus de l’ex-opposition. Les élections législatives (Pachinian devrait demain être élu premier ministre et annoncer de nouvelles élections) ne mèneront sans doute pas à une majorité claire. Faute de disposer d’une réelle ressource administrative et de réels leviers de pouvoir, Pachinian devra composer, devenir un premier ministre de consensus, et ce sur fond de grande instabilité interne (il faut continuer à faire tourner le pays) et extérieure (Karabakh, Azerbaïdjan, situation au Moyen-Orient). Il n’y aura aucune chasse aux sorcières et encore moins de lustration. Comme le parti du pouvoir actuel n’a que des tactiques (de survie), mais aucune stratégie, il sera prêt à faire des concessions, même très importantes, sous la pression d’une rue qui restera favorable à Pachinian et qui, pour l’heure, constitue sa seule ressource politique. C’est, pour Trofimtchouk, le scénario positif, car des dérapages sont possibles et même à craindre, selon lui, étant donné le passé récent (répressions sanglantes de 2008, Elektromaïdan, prise d’otage d’un commissariat l’an dernier…)…

L’historien arménien Mikael Zolian (le second intervenant), qui parle en direct de Erevan, n’est pas d’accord avec Trofimtchouk. A l’expert en cynisme venu de Moscou s’oppose l’expert en démocratisation formé en Arménie et dans certaines universités américaines… Il s’agit bien, nous dit Zolian, d’une révolution, une révolution en cours, certes, inachevée. Pour lui, le retrait tactique de Sarkissian n’était pas ce signe de grande sagesse politique que tous les commentateurs ont loué : l’ex-Président n’avait pas le choix et n’a fait que céder à un rapport de force. Il savait très bien qu’il ne serait pas obéi s’il ordonnait aux forces de sécurité de tirer sur une foule de plus de cent mille personnes! L’opposition a un vrai programme, et un programme très clair : Pachinian, demain Premier ministre (seul candidat), va faire adopter une nouvelle loi électorale et remporter sans doute une nouvelle majorité. Zolian ne dit pas un mot du devenir de la majorité républicaine actuelle, qui pourrait bien se fondre dans la nouvelle majorité (pour sauver ses abattis – réalisant ainsi le scénario de Trofimtchouk). Mais lorsqu’on est comme lui sur le terrain, pris dans le feu de l’action et des émotions collectives de son propre peuple, les jeux cyniques d’appareil ne sont pas primordiaux, peut-être ne veut-on pas trop les voir?… Zolian ne voit pour l’instant que la confrontation, pacifique, entre le parti du pouvoir, qui résiste, et « le peuple », qui proteste et ne lâche rien. Zolian nous fait partager l’émotion collective, l’air du temps à Erevan, où je regrette bien de ne pas être ces jours-ci! Pour lui, ce que ne comprend toujours pas le parti du pouvoir, désormais officiellement mené par Monsieur Gazprom Karen Karapetian (actuel premier ministre par intérim), c’est son irrémédiable ringardisation. Ce mouvement le pousse vers les oubliettes de l’histoire. Il insiste : cette révolution est menée par la jeune génération, Facebook-Instagram-Telegram, cette révolution soulève un enthousiasme profond et réel. A la verticalité rigide de l’ancien pouvoir s’oppose l’horizontalité, la mobilité, l’ouverture d’un nouveau pouvoir, en gestation… Voilà une espérance dont avaient bien besoin des Arméniens qui, depuis au moins dix ans, ne voient pas du tout leur quotidien s’améliorer et en ont ras-la-casquette de la corruption, du népotisme et des passe-droits, imposés par une petite élite qui a fait sécession d’avec le vulgum pecus et qui se drape volontiers dans l' »impératif de stabilité » et les « contraintes de sécurité » imposées par la situation géopolitique unique de l’Arménie pour justifier qu’on ne puisse se passer de ses compétences…

Quelque soit le scénario en cours, révolution-Canada Dry ou « vraie » révolution, il ne peut qu’intéresser de près Moscou et… tous les spécialistes de la Russie!

A suivre…