Poutine, l’Ukraine et la politique extérieure russe
Interview accordée à Sputniknews le 21 mars 2015. Non publiée en raison d’un refus de ma part d’en modifier certains passages (en gras italique).
Quelle est votre appréciation de la stratégie ukrainienne de Poutine à la lumière de Minsk-2? Certains experts qualifient cette stratégie de westphalienne, c’est-à-dire prônant le principe de non-ingérence jusqu’au bout quand cela est possible. Partagez-vous cette thèse?
Au cours de ces dernières années, dans son discours de Munich de 2010, puis dans l’adresse qu’il a prononcée devant le Parlement fédéral en mars 2014 au lendemain du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, Vladimir Poutine a affirmé l’attachement de la Russie à un certain « ordre westphalien » fondé sur la souveraineté des Etats plutôt que sur des normes supranationales ou transnationales. En cela, il exprime l’attachement du pouvoir russe, et de la diplomatie russe en particulier, à une vision classique des relations internationales, fondée sur la prééminence des Etats souverains. Il se place donc à contre-courant des évolutions occidentales de ces trente dernières années, qui privilégient le transfert progressif du pouvoir politique à des instances supranationales le plus souvent non-élues, fonctionnant sur le principe de la collégialité et de la cooptation. En témoignent l’élargissement de l’OTAN, de l’UE, l’extension des prérogatives de l’UE avec l’euro. Demain, l’adoption du Traité transatlantique va entraîner une diminution drastique de la souveraineté des Etats, qui ne seront plus que les simples gestionnaires. Les décisions politiques se prendront ailleurs, dans des cénacles non élus, ce qui permettra de réduire substantiellement le périmètre d’action des Etats et aura des conséquences économiques et sociales imprévisibles … Mais hors du monde occidental, c’est cette vision « westphalienne » qui prédomine et elle est très défendue, par exemple dans le cadre du volet politique du forum des BRICS.
Pour ce qui est de la non-ingérence, il faut distinguer le discours officiel de la Russie et sa politique réelle. Nous sommes en guerre, et il est évident que les dirigeants tiennent un discours officiel et ne décrivent pas par le menu dans les médias leurs stratégies et leurs tactiques. Il est donc difficile de nier que la Russie appuie militairement les combattants des républiques populaires de l’Est de l’Ukraine. Ce qui est compréhensible, et ce qui était prévisible. Bien entendu, la Russie s’en tient au discours officiel sur sa non-ingérence en Ukraine orientale, afin d’appuyer le processus de règlement politique qui reste le but poursuivi, mais aussi pour maintenir une pression constante sur les chefs combattants qui, on l’a vu à Minsk en mars dernier, ne comptent que sur leurs propres forces pour se défendre, se méfient de toutes les promesses et sont très loin d’obéir au doigt et à l’œil aux ordres de Moscou ou de ceux qui portent la voix de Moscou…
J’ignore tout des stratégies des protagonistes et je ne suis pas allé sur le terrain. Je m’en tiendrai donc à des remarques à ma portée. Première remarque : ce conflit ne ressemble à aucun autre et aucune grille d’analyse ne nous est fournie. Le théâtre des opérations est cette région qui, au XVIIIe siècle, avait été baptisée « Nouvelle Russie », est un territoire frontalier de la Russie, peuplé de Russes ou d’Ukrainiens russophones largement considérés comme Russes par les Russes et qui, dans leur majorité, s’identifient à la Russie et, après la chute de l’URSS, ne se sont jamais vraiment pleinement sentis appartenir à l’Ukraine. C’est une situation qui diffère des conflits de ces vingt dernières années dans le voisinage de la Russie, car ce conflit touche directement la Russie, à la fois en tant qu’Etat et, surtout, en tant que nation. Son impact auprès de la population en Russie est sans équivalent avec les précédents. En Abkhazie et en Ossétie du Sud, le conflit ne mettait pas en jeu la vie de populations russes et, pour ce qui est de la Transnistrie, elle n’a pas de frontière avec la Russie. Deuxième remarque : après le « retour de la Crimée » à la Russie, nous sommes entrés dans un nouveau cycle historique. La question est cette fois-ci ouvertement posée -en fait, pour la deuxième fois depuis la seconde guerre mondiale, car il y a évidemment le « précédent » du Kosovo- de la révision des frontières en Europe. Je ne veux pas seulement parler des frontières « jeunes », issues de la dislocation des ex-fédérations communistes (URSS, Yougoslavie), mais aussi de frontières beaucoup plus anciennes, héritées de Sèvres et de Versailles, ou même plus anciennes encore. Bien entendu, personne ne prône une révision générale des frontières en Europe ! Ce serait à la fois contraire à « l’ordre westphalien » et au droit international en vigueur. Mais j’observe que, depuis 1989, l’Etat-nation, que beaucoup, avec Habermas, jugeaient historiquement dépassé en Europe, est un principe politique actif et mobilisateur. Réunification de l’Allemagne, indépendance des ex-républiques yougoslaves et soviétiques, revendication d’indépendance flamande, irrédentisme soft à la hongroise, référendums écossais et catalan,… Difficile d’ignorer la vigueur des récits et des mythologies nationales, de leur capacité à se régénérer, à épouser les circonstances, à se moderniser en permanence. Regardez la force du mouvement national ukrainien, que beaucoup croyaient endormi après l’indépendance en 1991. La force du mouvement dit du Maïdan en témoigne. Beaucoup sont tentés de réduire ce mouvement à une résurgence du « fascisme » ou, au contraire, à un « élan démocratique » ou « européen » : ce sont là des clichés réducteurs, simplificateurs. Ce que je vois, c’est un véritable réveil national, dans la lignée du mouvement des années 1990-1991, un mouvement national ukrainien qui, dans sa seconde phase, a été capté par les éléments les plus radicaux mais aussi les plus dynamiques et les plus organisés du nationalisme ukrainien (qui ont su prendre le pouvoir en février 2014), et qui veulent explicitement exclure les Russes ethniques ou Ukrainiens russophones de l’Est de la nation ukrainienne. Ceux que Richard Sakwa, dans un très bon livre récent que je recommande, Frontline Ukraine, appelle « les monistes » renouent avec un certain nationalisme ethnique ukrainien d’avant 1945, en opposition avec une conception « pluraliste » qui inclurait les minorités, notamment russes et russophones, et permettrait d’acter la situation linguistique existant en Ukraine, où le russe n’est pas une langue officielle mais continue de dominer.
Ces nationalistes ukrainisants dénoncent la Russie et les Russes comme la cause de tous les maux et ne conçoivent la construction nationale ukrainienne que comme un « retour aux sources » (mythiques) et par la coupure avec la Russie comme Etat d’essence impériale et dominatrice, les Russes comme peuple et le russe comme langue. Le nationalisme est incontestablement l’idéologie politique la plus vivante et la plus mobilisatrice en Europe de l’Est et il ne me paraîtrait pas illogique qu’un nouveau « rassemblement des terres russes » devienne le mot d’ordre d’une sorte de « réveil national russe » en ce début de XXIe siècle, surtout si le contexte économique défavorable et l’hostilité occidentale envers la Russie se poursuivent… Un Etat-nation russe ? Du jamais vu dans l’histoire de la Russie, qui est devenue un Etat moderne en construisant un Empire. Mais les cérémonies qui ont marqué le premier anniversaire du « retour de la Crimée » en Russie ont montré à quel point le patriotisme russe prenait une coloration « nationaliste » encore inédite à ce point, au sens où le rôle de la Russie serait d’abord et en premier lieu de « rassembler les Russes » (ethniques). Voilà une idée qui germe depuis longtemps et « court » dans la vie politique depuis plus de vingt ans déjà…
Obama envisagerait d’envoyer ce mois-ci 600 parachutistes censés former l’armée ukrainienne. Cette présence militaire américaine, ne contredit-elle pas le dixième point du nouvel accord de Minsk selon lequel toutes les troupes étrangères, mercenaires y compris, doivent quitter l’Ukraine ou en être expulsés?
Là encore, il y a la guerre que l’on fait et la guerre que l’on dit que l’on fait… C’est une loi générale de la guerre. Nous savons que les Américains se sont fortement impliqués dans le soutien au nouveau pouvoir ukrainien et que la coopération sécuritaire est bien plus étendue qu’il n’en est officiellement fait état. Aucune surprise, donc, dans un engagement américain accru en Ukraine, tant il semble s’inscrire dans une logique déjà en cours. Pour l’heure, la démonstration de force dans les Etats de l’OTAN voisins de l’Ukraine rappelle la guerre froide. L’atmosphère rappelle à bien des égards la crise des euromissiles du début des années 1980… Si engagement américain ou occidental il y a, il ne résoudra naturellement aucun problème politique et ne fera qu’aiguiser, et peut-être même étendre un conflit extrêmement meurtrier dont je me demande bien comment les habitants de ces régions se relèveront, et même si l’Etat ukrainien se relèvera un jour… Citez-moi donc une seule intervention extérieure, même limitée, de l’OTAN au cours des vingt dernières années qui ne se soit pas soldée par la destruction des Etats qu’on prétendait reconstruire, le chaos et la terreur dans la société, ou encore la mise sur orbite de dirigeants mafieux et corrompus, je pense au Kosovo… Il est évident pour moi que tout engagement direct qu’il soit russe, américain ou autre, est un obstacle majeur à la résolution du conflit par ceux qui ont la légitimité politique de le résoudre. Le « retour » des régions de Donetsk et de Lougansk sous la souveraineté du gouvernement de Kiev ne me paraît désormais plus une hypothèse envisageable. Je suis très pessimiste sur l’issue de ce conflit. D’autant plus qu’il me semble que l’objectif des diplomaties occidentales n’est pas de favoriser la paix ou même d’aider l’Ukraine, mais de baisser à nouveau et pour un certain temps un rideau de fer à l’est de l’Europe. Nous avons encore bien des choses à comprendre des circonstances dans lesquelles l’ancien président Ianoukovitch a été renversé en février 2014, car c’est ce renversement est incontestablement à l’origine de l’annexion de la Crimée par la Russie et du développement du conflit à l’est de l’Ukraine. Ce coup de force a été appuyé sans discussion aucune par le bloc euro-atlantique, comme s’il prolongeait presque naturellement le mouvement de Maïdan, alors que c’était une vraie rupture avec ce mouvement…
Dans l’une de vos analyses, « Moscou et la question démocratique: mythes et réalités de la « nouvelle guerre froide »‘, vous évoquez un passage de « la guerre froide » à celle « du sens ». La politique étasunienne se fonde sur le principe de polyarchie auquel la Russie fait face en lui opposant un modèle de démocratie souveraine. Croyez-vous que cette confrontation idéologique puisse s’intensifier dans les mois qui viennent au point de déstabiliser l’équilibre européen à travers l’Ukraine?
La Russie développe, depuis une dizaine d’années, un nouveau soft power, visant à se rendre plus attractive auprès des opinions publiques étrangères et à faire prévaloir un « regard russe » sur le monde. Je ne parlerais pas d’un modèle russe, comme on parlait autrefois du « modèle soviétique », du « modèle chinois », ou autre. Au plan politique, la « démocratie souveraine » russe, qui fut conceptualisée par Sourkov, n’a jamais vraiment atteint le rang d’un « modèle » destiné à être exporté. Il s’agit plutôt d’un « contre-modèle », une conceptualisation assez sommaire, comme l’a d’ailleurs souligné le président Medvedev en 2009, visant à justifier la démocratie non-compétitive russe en la présentant comme une stratégie, un choix de ne pas s’inscrire dans le modèle de la démocratie libérale d’alternance, un modèle que les élites occidentales croient, à mon avis à tort, avoir une vocation universelle, et que les dirigeants russes croient, à mon avis également à tort, porter le germe de la destruction et de l’affaiblissement de l’Etat… D’autres rejets assumés et revendiqués du modèle politique démocratique libéral peuvent être observés ailleurs dans le monde. En Europe, il y a naturellement la Biélorussie voisine. Mais c’est sans doute la Hongrie de Viktor Orban qui constitue le cas le plus intéressant. Le Premier ministre hongrois revendique le bien-fondé d’une démocratie non-libérale, d’un autoritarisme assumé qui s’imposerait du fait de la nécessité des Etats de trouver leur place dans la globalisation, de « s’affirmer pour ne pas disparaître », disait-il dans un célèbre discours prononcé en Transylvanie l’été dernier. Les leaders de plusieurs partis populistes, de droite nationale ou d’extrême-droite en Europe (France, Pologne, Suède, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Italie, etc.) semblent considérer ces expériences comme des « modèles ». Des liens se tissent, des stratégies s’échafaudent… L’histoire montre que l’exportation des systèmes politiques est une entreprise vouée à l’échec, où toute greffe, ou presque, se solde par un rejet. Tout régime politique est le fruit d’une histoire et d’une situation concrète, dans un pays donné.
Autre dimension du soft power russe : le soutien aux positions politiquement conservatrices. Moscou est parfois regardée, dans les milieux des droites et des extrême-droites européennes, et même par certains paléo-conservateurs américains, comme le nouveau port d’attache de la résistance à la décadence occidentale, et Poutine comme le chef politique du conservatisme politique. Là aussi, des réseaux se tissent, des solidarités transnationales émergent. La très médiatique affaire des Pussy Riot a permis de mesurer à quel point l’opinion publique russe, dans son immense grande majorité, était conservatrice, largement opposée à des réformes sociétales en cours en Occident, comme le « mariage pour tous », par exemple. Les médias russes ont relayé d’ailleurs très favorablement les immenses mobilisations, en France, contre cette réforme. Pendant une bonne partie du XXe siècle, Moscou fut certes la capitale de l’avenir radieux du communisme, mais tout au long du XIXe siècle, les intellectuels européens voyaient la Russie comme le bastion de la réaction… Un auteur russe, Ilya Smirnov, décrit dans Liberastia un monde occidental totalement subjugué par une idéologie libérale-libertaire aussi prégnante et même encore plus puissante que ne l’était, écrit-il, l’idéologie marxiste-léniniste dans l’URSS des années 1920. De même, Alexandre Zinoviev, dans ses dernières œuvres, se plaisait à dépeindre le monde occidental sous les traits d’une nouvelle superstructure de type totalitaire… La fréquentation de la Russie déconcerte l’Occidental, le déstabilise dans ses certitudes. Elle a le grand mérite de lui rappeler qu’il ne vit peut-être pas dans l’univers de référence, dans la société la plus avancée d’une histoire en marche, conformément à des « valeurs » qui ne sont universelles que par pur nominalisme.