Navalny peut-il renverser Poutine ?
Lanceur d’alerte ? Principal opposant à Vladimir Poutine ? Chef de l’opposition au Kremlin ? Alexeï Navalny est à bien des égards un « objet politique non identifié ». Ce faiseur d’opinion charismatique est aujourd’hui devenu l’opposant à Poutine le plus médiatiquement exposé, en Russie et à l’échelle globale. Les manifestations du 23 janvier dernier sont « les manifestations les plus massives qui se soient tenues depuis longtemps à l’échelle de toute la Russie », notait ce matin le politiste « maison » du parti pro-présidentiel Russie Unie, Dmitri Orlov. Navalny a réussi à s’imposer dans l’arène politique au rang auquel il prétend depuis dix ans : celui de seul véritable opposant à Poutine qui, désormais, est absolument incontournable.
En vingt ans de présence dans l’espace public russe, la figure de Navalny a évolué. Le lanceur d’alerte, agitateur anti-corruption et anti-immigration des années 2000 est devenu, à la faveur de la vague de manifestations de 2011-2012 contre l’inversion du tandem Medvedev-Poutine et la continuité du pouvoir du « parti des escrocs et des voleurs » [le parti Russie Unie, selon un slogan de Navalny qui a fait florès], le chef de file de la protestation politique hors système en Russie. C’est un leader protestaire qui éclipse aujourd’hui toutes les autres figures de l’élite tribunitienne de la Russie: les figures vieillissantes, Jirinovski et Ziouganov, condamnés à court terme à l’obsolescence biologique et politique, ou les personnalités beaucoup moins audibles. Navalny bénéficie aussi, à l’évidence, des retombées de sa grande notoriété médiatique en Occident. C’est un politicien sans parti ni mouvement structuré, mais qui surfe habilement sur la vague de mécontentement social profond qui a gagné la Russie dans les années 2010 en se focalisant presque exclusivement sur le Kremlin, « l’usurpateur Poutine » et son entourage proche. Pourtant, si l’on observe les innombrables mobilisations et actions collectives en Russie, on constate que la personne de Poutine et la corruption supposée de son entourage proche sont très loin de constituer l’alpha et l’oméga de la protestation ! Dans ce pays socialement et territorialement très inégalitaire, les exigences de justice sociale, économique ou environnementale s’expriment le plus souvent localement et de manière peu politisée. En sorte que si l’on peut qualifier Navalny de principal opposant à Vladimir Poutine, on ne peut en aucune manière le qualifier de chef de l’opposition.
Navalny peut-il renverser Poutine ? Non, mais il pourrait contribuer à le renverser, du moins si l’on souscrit au point de vue selon lequel Navalny serait le « pion » d’un des clans du pouvoir russe qui, en coulisses, comploterait contre Poutine, un clan qui lui transmettrait les informations qu’il révèle, une de ces « tours du Kremlin » qui le manipulerait et le « tiendrait ». Pour certains, même, ce « clan » serait même piloté… par la direction du FSB !… Les rumeurs vont donc train, et aucune n’est vraiment fondée, pas plus que celles, encore plus persistantes, qui font de Navalny l’instrument du réseau des ONG très gouvernementales de l’Occident, voire un agent des services de renseignement occidentaux. Selon toute vraisemblance, Navalny n’est pas l’agent de quiconque : c’est justement ce qui rend sa position unique, délicate et difficile à étiqueter.
Dans The New Class War, le politiste américain Michael Lind définit ainsi le populisme du XXIe siècle : le populisme n’est pas une forme d’opposition politique, mais une contre-culture anti-establishment, portée par des politiciens qui ne sont pas en mesure (même s’ils ont souvent la prétention) de constituer une contre-élite à même de gouverner. Pour Lind, le mandat présidentiel de Trump est l’illustration la plus évidente des limites du populisme contemporain. Si l’on suit cette définition, Navalny est un leader populiste typique de notre temps. Après les épisodes rocambolesques de son empoisonnement, puis de son retour en Russie, Navalny est devenu le chef de file incontesté de la contre-culture anti-establishment en Russie. Il a été qualifié, à juste titre, de leader techno-populiste: un politicien populiste sachant utiliser mieux que ses adversaires les nouvelles technologies. Son efficacité en la matière n’est plus à démontrer. Ajoutons à cela son réel courage, bien mis en scène dans des campagnes médiatiques à répétition et au timing parfait le présentant lui et sa famille, soulignant sa spontanéité, la fraîcheur de son look et de son discours. Cela parle aux jeunes, et aux très jeunes, à ceux qui sont nés sous Poutine, dans les années 2000, et qui n’ont connu que l’ère Poutine. Ajoutons enfin qu’il a su étendre son public de fans et ses réseaux de militants dans la plupart des régions russes depuis 2016.
Ce techno-populisme, de fait, n’a pas débouché sur la constitution d’une force politique d’alternance. Au-delà de la révélation des schémas de corruption des dirigeants et de la dénonciation morale du luxe kitsch dans lequel se vautrent les puissants, Navalny ne parle ni de social, ni de politique étrangère, ni de politique économique ou monétaire, ni de réforme administrative, ni de politique fédérale. Il ne développe ni pensée, ni programme politique. Et si l’on pouvait encore le considérer comme un lanceur d’alerte il y a dix ans, force est de constater que Snowden et Assange – qui en connaissent aussi un rayon question persécution judiciaire, et qui n’ont pas remis les pieds aux Etats-Unis, eux ! – ont totalement ringardisé Navalny, dont les révélations sont séduisantes, médiatiques, agrémentées de vidéos de style Netflix, humour et ironie en prime, mais qui, contrairement à celles qui sont exposées dans Wikileaks ou les Snowden Files, ne révèlent jamais leurs sources et n’exposent jamais que de manière très limitée les documents. Le lanceur d’alerte Navalny exige donc qu’on le croie sur parole. Il ne permet pas au citoyen lambda de se saisir directement de l’information. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il est dépendant d’informateurs très haut placés qu’il ne veut, ni ne peut compromettre. Ainsi, à la différence d’Assange et de Snowden, Navalny est un faiseur d’opinion, plutôt qu’un lanceur d’alerte. De ce fait, il est devenu un rouage de la guerre de l’information qui fait rage entre la Russie et l’Occident. La tentative d’assassinat ratée, conduite contre lui en 2020 par un improbable « cabinet des poisons » composé d’inénarrables bras cassés du FSB, renforce encore l’idée que Navalny est un pion dans la « nouvelle guerre froide ». Cela ne ne l’aide pas à renforcer son image de présidentiable auprès de l’opinion russe, d’autant que la politique étrangère de retour à la puissance menée par Poutine est approuve par les Russes à la quasi-unanimité. Ni véritable lanceur d’alerte, ni véritable chef de l’opposition, Navalny est pour l’heure un leader populiste qui dépend de ses informateurs. Il ne dispose encore de ressources et d’une autonomie politique limitées.
Après son retour en Russie, la semaine dernière, et la publication presque concomittante de sa vidéo de plus de deux heures sur le « Palais de Poutine », Navalny a passé une nouvelle vitesse dans son combat contre le Kremlin, en appelant à manifester, dès le premier week-end après son retour, en faveur de sa libération et contre la « mafia du Kremlin ». En dépit des mises en garde officielles contre ces manifestations, la mobilisation a plutôt réussi. Il reste à établir une cartographie précise des motivations profondes de ces manifestations, marquées par une forte différenciation régionale. Contrairement aux imprécations officielles et à celles des supporters du Kremlin, le mouvement a rassemblé très peu de mineurs (4% à l’échelle de tout le pays). Ce sont les 25-35 ans qui ont constitué le cœur de cible générationnel du mouvement (35%). En outre, 42% des participants à ces manifestations du samedi 23 janvier participaient à une manifestation pour la première fois de leur vie.
Assiste-t-on aux prémisses d’une « révolution de couleur » en Russie ? Navalny, tel un nouveau Lénine, ne serait-il fraîchement débarqué d’Allemagne que pour porter en Russie sédition, déstabilisation, révolution ? Il est impossible d’apporter le moindre début de commencement de preuve de ce que les services occidentaux appuient, directement ou indirectement, Navalny et ses initiatives, mais il est en revanche très clair qu’une grande partie de l’establishment occidental et de ses médias soutiendraient sans réserve une révolution qui le porterait au pouvoir. L’ancien ambassadeur américain à Moscou, le très influent politiste (et éminent spécialiste de la Russie) Michael McFaul, appelle le nouveau pouvoir américain à élaborer une nouvelle stratégie de containment de la Russie de Poutine (comme après la Seconde guerre mondiale avec l’URSS de Staline) et exhorte l’Occident libéral à soutenir les forces travaillant à l’après-Poutine. On peut s’étonner de l’establishment occidental encourage à Moscou ce qu’il dénonce à la maison, à savoir une révolution populiste…
La révolution promue par Navalny est une révolution sans programme, qui promet le renversement d’un pouvoir corrompu, mais n’envisage pas, ou très peu, l’après. Or, l’alternance pour l’alternance est perçue comme un danger pour la stabilité de l’Etat par une majorité de Russes, qui gardent très présentes à l’esprit les « folles années 1990 » et connaissent le prix inestimable de la stabilité. La génération née dans les années 1990 et 2000, elle, ne se souvient pas de ces années sombres et angoissantes de la « transition ». Une majorité de Russes sont également effrayés par les aventures politiques de l’Ukraine et craignent, dans leur majorité, l’arrivée au pouvoir de leaders apolitiques estampillés « anti-corruption » qui s’avèrent, une fois au pouvoir, totalement incompétents. Pour l’instant, les retraités, nombreux, et la petite classe moyenne russe demeurent le socle encore loyal du poutinisme, mais pour combien de temps encore ? Les métropoles, poumon économique et cœur intellectuel du pays, s’en éloignent de plus en plus. Il est temps que le Kremlin traite politiquement la question Navalny, sur le fond et de manière sérieuse, et non plus seulement sans le nommer, en pratiquant un jeu de cache-cache judiciaire ou, pire, par barbouzeries interposées. Vladimir Poutine semble devoir s’occuper sérieusement, et plus rapidement qu’il ne l’avait prévu, sans doute, de sa succession. Et d’opter, au risque de déplaire à ses fidèles barons, voire de les sacrifier !, pour une figure qui incarne à la fois rupture et continuité avec le poutinisme, qui vienne renouveler ce dernier. Une figure qui pourrait ressembler à un certain… Vladimir Poutine, en 1999.