Les Hommes du Kremlin, de Mikhaïl Zygar
Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, disait du livre de Mikhaïl Zygar, ancien reporter de guerre et rédacteur de la chaîne de télévision indépendante Dojd, qu’il était « le seul qui rende compte d’une manière un tant soit peu fidèle de la réalité du pouvoir en Russie ». C’est sans doute qu’Alexievitch y aura reconnu une certaine parenté avec son œuvre, construite comme une sorte de reportage, une œuvre qui n’analyse guère et qui n’est pas non plus exempte de certains préjugés liés à son milieu social (l’intelligentsia libérale russe), mais qui a l’incomparable mérite de plonger son lecteur dans les univers sociaux et politiques de la Russie post-soviétique. Cet ouvrage, d’une lecture agréable, ne se distingue pas toujours par la rigoureuse exactitude des informations qu’il livre, mais il offre un tableau vivant, jusqu’ici inégalé, de l’entourage de Vladimir Poutine et de ses mœurs. Ce livre, véritable bestseller en Russie, est indispensable à tout lecteur cherchant à déchiffrer les arcanes du système politique russe, façon House of Cards, la célèbre série américaine dont on apprend au passage que le président russe serait un spectateur assidu…
Le livre se décline en séquences articulées autour de personnages, souvent pittoresques, présentés à chaque fois en début de chapitre avec esprit et humour. Les amateurs de ragots et de rumeurs sont bien servis. Etant donné l’importance de ces rumeurs dans le jeu des innombrables conflits politiques au sommet du pouvoir, on ne saurait faire grief à l’auteur de les rapporter méticuleusement et savoureusement. Ces portraits politiques jalonnent une promenade organisée par l’auteur, un parcours construit chronologiquement, en suivant les méandres de l’histoire politique de la Russie depuis la fin des années 1990. « Le livre de Zygar est moins un récit de faits vérifiés qu’un recueil de rumeurs, d’histoires et de mythes », souligne une critique publiée par le quotidien Kommersant. Néanmoins, « c’est la première tentative de raconter l’ère Poutine sans censure ni complotisme », souligne avec justesse une autre critique parue à la sortie du livre en Russie, en 2016 – le livre publié en français n’est malheureusement pas la traduction directe, le texte rapporté ici ayant été traduit de l’anglais. Dans une interview donnée à l’hebdomadaire d’opposition Novaïa Gazeta, Zygar assume toute la subjectivité de son approche et souligne qu’il n’a pas recherché l’exhaustivité absolue.
Malgré un ton qui s’apparente parfois à une chronique du genre people, le livre fourmille de renseignements qui, remis dans leur contexte politique, apportent un éclairage nouveau sur certains épisodes décisifs de l’histoire politique. Citons les plus remarquables : la terrible panique qui saisit la « famille Eltsine » et des oligarques et qui a conduit le Kremlin de l’époque à organiser le « prêt contre actions » et la vente d’entreprises publiques à des grands groupes oligarchiques de manière totalement frauduleuse et truquée; la montée en puissance des siloviki (manifeste à partir de 2003) dont Igor Setchine, dépeint en détails par l’auteur (et dans plusieurs chapitres), est le grand chef d’orchestre (et le « meilleur ennemi » de Medvedev), ainsi que le véritable ballet en plusieurs tableaux qu’a constitué l’affaire Khodorkovski ; le portrait qu’il dresse de Vladislav Sourkov, conseiller politique de Poutine et principal idéologue du Kremlin, dont le parcours sinueux reflète bien la réalité de la « tandémocratie » (2008-2012) et la complexité du « couple » Poutine-Medvedev qui dirige l’exécutif russe depuis dix ans ; enfin, il faut citer le très grand intérêt du chapitre ayant trait au président géorgien Saakachvili, de celui consacré à Viktor Medvedtchouk (ancien bras droit du rpésident ukrainien Koutchma dans les années 2000) et de ceux qui le sont à des personnages moins connus en Occident, mais essentiels au dispositifs du poutinisme : Dmitri Peskov, le chef de la communication du Kremlin, Viatcheslav Volodine, l’actuel président de la Douma, Alexeï Koudrine, ancien ministre des finances, ou Sergueï Choïgou, fidèle d’entre les fidèles, actuellement ministre de la Défense.
Seule ombre au tableau, qui n’entame en rien les qualités déjà soulignées de ce livre : le regard sur ces élites, qui sont un peu « hors-sol », l’est tout autant et, au-delà des jeux de pouvoir, on souhaiterait avoir un aperçu du domaine privé de ces « grands seigneurs de la Russie », de leurs familles, de leurs patrimoines, souvent expatriés… Enfin, l’absence d’un index, hautement préjudiciable à la lecture où les noms de famille sont importants ! A quoi pensent les éditeurs ?