Amendements constitutionnels russes: vers une présidence à vie de Vladimir Poutine?
Interview accordée à Eugénie Bastié pour Le Figaro, publiée sous le titre «En Russie, l’angoisse autour du coronavirus renforce Poutine» le 25 mars 2020.
Après l’accord de la Douma et sous réserve d’une acceptation de la Cour constitutionnelle, Poutine pourrait désormais se représenter pour deux mandats. Comment analysez-vous cette décision ? Faut-il parler comme certains observateurs de « putsch constitutionnel» ?
Il ne s’agit pas d’un « putsch constitutionnel », car les formes juridiques sont respectées, mais cette décision a l’effet politique d’un « putsch constitutionnel », en effet. Pourquoi ? Depuis deux mois, des réformes constitutionnelles sont annoncées et la quasi-totalité d’entre elles font consensus : définition de la famille comme l’union d’un homme et d’une femme, mention de la foi en Dieu dans le préambule de la Constitution, renforcement des pouvoirs du Président (qui contrôlera désormais constitutionnellement le « bloc régalien » du gouvernement), constitutionnalisation du principe de l’indexation régulière des retraites, interdiction faite aux doubles-nationaux, ou aux personnes ayant un titre de séjour permanent dans un pays étranger d’accéder aux fonctions présidentielle, ministérielles, parlementaires, judiciaires et dans la haute administration… Et puis au dernier moment, par un coup de théâtre, on annonce que le groupe de travail chargé des amendements constitutionnels institué par décret présidentiel le 15 janvier dernier est débordé devant l’afflux de courriers émanant « du peuple », qui réclame la possibilité, pour Vladimir Poutine, de se représenter après son quatrième mandat… et qu’il faut donc surseoir à la « demande populaire »…
En donnant son accord à ce petit jeu de passe-passe, Poutine prend réellement le risque de perdre en popularité auprès de son propre électorat, d’autant qu’il n’a cessé, depuis deux mois, d’insister sur la nécessité de maintenir la possibilité d’une alternance et a tenu à modifier la Constitution en ce sens (pas plus de deux mandats présidentiels, au lieu de la formulation précédente – « pas plus de deux mandats consécutifs »)…
La population russe est-elle prête à approuver un prolongement de Vladimir Poutine au pouvoir ? Quel est l’état de l’opinion vis-à-vis de celui qui gouverne le pays depuis 20 ans ?
La popularité de Vladimir Poutine est incontestablement plus forte que celle de toutes les autres institutions (gouvernement, gouverneurs et maires, parlementaires, ne parlons pas de la justice…), et cela d’une manière constante depuis vingt ans. Il incarne la stabilité, la continuité, il rassure.
Mais je le répète : cette popularité pourrait bel et bien être mise à mal par cette opération que beaucoup, dans les rangs mêmes de la majorité présidentielle, acceptent mal… La plaidoirie de la cosmonaute Terechkova en faveur d’une « présidence à vie » (ou presque) de Poutine était très révélatrice de l’état d’esprit qui règne à la Douma, dans les rangs les plus conservateurs. Elle a littéralement supplié Vladimir Poutine de rester au pouvoir pour « garantir la stabilité du pays dans un contexte géopolitique d’une grande imprévisibilité ». Dehors, justement, c’est la tempête. On ne parle que du rouble qui s’effondre – suite aux grandes manœuvres pétrolières menées par … Vladimir Poutine – et du fléau du coronavirus…
Le raisonnement est le suivant : le monde est dangereux et imprévisible. Or, Poutine c’est la stabilité. Donc, Poutine est le seul capitaine possible du « vaisseau Russie » dans un monde instable et plein de périls. Tout dépendra des prochaines semaines et de ce qu’il adviendra de l’expansion du coronavirus en Russie. L’angoisse collective générée par ce fléau pourrait bien permettre de légitimer ce tour de passe-passe. Certains observateurs vont même jusqu’à dire que c’est à la lumière de l’extension de l’épidémie en Europe que Poutine a pris cette décision…
De façon plus générale, quelles sont les attentes et les priorités des Russes aujourd’hui ?
Conférer à Poutine un pouvoir « à vie » – tout du moins la possibilité d’un tel scénario – cela signifie aussi, « en creux », que les institutions elles seules ne suffisent pas, qu’elles ne sont rien sans l’incarnation du pouvoir par Poutine, qu’elles ne tiennent pas la route. Cet amendement est aussi, et même surtout, un signal de faiblesse. Or, les attentes et les priorités des Russes aujourd’hui dépendent, certes, d’une stabilité géopolitique et macro-économique que seul, à l’heure actuelle, Poutine peut incarner en Russie, mais elle dépend aussi de la capacité du pouvoir à mener des réformes institutionnelles profondes qui permettraient une meilleure « gouvernance ». Les attentes des Russes sont d’abord, et avant tout, sociales. Poutine tente d’y répondre, depuis 2018, en annonçant un tournant interventionniste de la politique économique et sociale. Mais ce tournant n’est guère que paroles, pour l’instant… Les Russes attendent des résultats tangibles, face à la baisse du niveau de vie de la majorité de la population, le creusement des inégalités sociales et territoriales, et aujourd’hui la chute du rouble et la baisse des prix du pétrole, qui auront un impact important pour la population. Une des attentes majeures est aussi plus politique : moins de corruption et de clientélisme au sein du pouvoir (des pouvoirs : fédéral, régionaux, municipaux).
Dans quelle mesure la sincérité des élections et le pluralisme politique sont-ils respectés aujourd’hui en Russie ?
La Russie est ce que j’appelle une « démocratie administrée », c’est-à-dire une démocratie dirigée et très encadrée par les exécutifs (fédéral, régionaux, municipaux). Cette réalité fausse le jeu démocratique, évidemment. Un certain nombre de forces politiques sont maintenues hors champ des élections : des mouvements libéraux, comme celui de Navalny, mais aussi – et surtout – des mouvements nationalistes, très craints par le pouvoir. Ils le sont à la fois en application des lois sur l’extrémisme, mais aussi et par toutes sortes de procédures administratives et judiciaires…
Si l’on définit la démocratie, avec le politologue américain Adam Przeworski, comme un régime « où les gouvernants [sortant] acceptent de quitter le pouvoir s’ils perdent les élections », alors la Russie, qui n’a jamais connu d’alternance au pouvoir au sommet, ni sous Eltsine, ni sous Poutine, n’est pas une démocratie… Néanmoins, dans une acception plus juridique de la démocratie – comme pouvoir légitimé par le peuple souverain – le système politique russe est bel et bien démocratique, dans la mesure où ce sont les élections qui permettent de désigner les dirigeants et les représentants. Mais cette désignation n’est pas un choix pluraliste, car elle s’apparente davantage à un plébiscite du pouvoir sortant, un plébiscite qui réussit le plus souvent, mais qui peut échouer, avec l’élection « surprise » d’un challenger. Cela s’est beaucoup vu ces derniers temps pour les élections des gouverneurs des régions, notamment en Sibérie et en Extrême-Orient.
On parle au sujet du poutinisme de « prétorianisme ». Que signifie ce concept ? Cela veut-il dire qu’au-delà de sa personne, c’est un groupe qui dirige en réalité la Russie ?
Je porte la responsabilité de l’emploi de ce concept pour décrire le pouvoir russe actuel. Il signifie que le noyau dur des réseaux du pouvoir est constitué par une « garde prétorienne » de proches du Président, souvent issus des ministères dits « de force » (Sécurité, Défense, Intérieur…). On observe que ces cercles « prétoriens » se renouvellent actuellement et restent placés au centre du pouvoir, politique comme économique, à travers le tissu des corporations d’Etat et grands groupes contrôlés directement ou indirectement par l’Etat, qui contrôlent une bonne partie de l’économie du pays. Poutine peut être décrit comme l’indispensable pivot du groupe dirigeant, car sans lui, les « clans » n’auraient plus d’arbitre et s’entre-déchireraient pour installer l’un des leurs à la place de « pivot ».
Comment qualifier le système politique russe aujourd’hui : est-ce une démocratie illibérale, un régime autoritaire, une démocrature ?
Je le qualifierais d’autoritarisme démocratique, dont la force réside dans la centralisation et la capacité à « impulser » d’en haut des dynamiques motrices fortes – il ne faut pas perdre de vue que la « verticale du pouvoir » du poutinisme a restauré la capacité d’action et de direction de l’Etat en Russie, fort malmenées par la décennie post-soviétique des années 1990 – et à replacer la Russie dans le concert des puissances de ce monde, et dont les faiblesses résident dans le manque de souplesse et d’initiative laissée aux institutions politiques, administratives et judiciaires, et aux acteurs économiques en général, et en particulier au niveau régional et local.
Comme me le disait il y a quelques mois un ancien conseiller de l’administration présidentielle, qui est aujourd’hui encore au cœur du pouvoir, « si le patriotisme officiel, outil puissant de mobilisation du peuple autour du pouvoir, parle encore à une large majorité de Russes, il est de moins en moins opératoire auprès des jeunes générations, qui restent patriotes, mais souhaiteraient que le répertoire du patriotisme se modernise et leur propose des perspectives pour l’avenir »… Je ne suis pas certain que la perspective d’une présidence Poutine « à vie » aille bien dans ce sens.