Pourquoi la « maison Poutine » est encore solide
Non! Alexeï Navalny n’est pas (encore?) le principal opposant à Vladimir Poutine!
Parmi les innombrables clichés qui polluent le commentaire médiatique français sur l’élection présidentielle russe, il en est un qui revient en boucle: « Alexeï Navalny, principal opposant à Vladimir Poutine, étant écarté du scrutin en raison d’une affaire judiciaire montée de toutes pièces, le président russe est assuré de sa réélection ».
Il faut rappeler quelques évidences. S’il est exact de souligner que l’accusation sur laquelle repose la condamnation du blogueur anti-corruption dans l’affaire Kirovles – pour détournement de fonds et de matières premières – manque singulièrement de preuves substantielles, le pouvoir, quand bien même serait-il intervenu pour « fabriquer » cette affaire, ne pourrait chercher qu’à limiter la portée de l’activité politique de Navalny – ses meetings sont mobilisateurs, en particulier auprès des très jeunes – mais certainement pas à l’éliminer de la course présidentielle. Il est tout simplement faux de voir en Navalny le principal opposant de Vladimir Poutine. Il est vrai qu’en 2013, Navalny avait obtenu 27,2% des voix aux élections à la mairie de Moscou (le maire sortant Sobianine avait été réélu avec 51,3%), mais le taux de participation n’avait été que de 32% et l’électorat de Moscou n’est pas du tout représentatif de la Russie dans son ensemble !
S’il séduit parmi les classes moyennes des grandes villes russes, le discours très protestataire de Navalny, bien de teinté de populisme anti-élites mâtiné de nationalisme anti-immigrés, n’a pas (encore ?) la portée nationale lui permettrait de gagner les voix des catégories sociales (plus âgées, plus modestes et plus provinciales) qui, en Russie, votent plus – c’est l’inverse de la France – que les « bobos » des métropoles. Car les partisans de Navalny – et les électeurs libéraux russes en général – se mobilisent plus volontiers dans la rue ou sur les réseaux sociaux que dans les urnes… Sans rival, Vladimir Poutine ne peut tout simplement pas être battu lors de la prochaine échéance électorale. L’élection présidentielle russe sera donc, sauf immense retournement de situation, pliée dès le premier tour.
Cette situation peut surprendre les lecteurs réguliers des grands médias français et occidentaux. En effet, les experts et commentateurs russes d’obédience libérale, qui sont la principale boussole et source d’inspiration de nos médias, croyaient dur comme fer à un suspense. Depuis 2014, ils ne cessent de diagnostiquer (en les amplifiant) les fissures de l’édifice du poutinisme. Certains sont même allés jusqu’à prédire la chute imminente de Poutine ! Certes, les signes d’érosion du poutinisme existent. Mais en ce début 2018, force est de constater que la « maison Poutine » reste solide, même si le consensus majoritaire qu’il rassemble (consensus des élites et de la majorité de la population) n’est pas exempt de critiques de fond, y compris chez de très nombreux futurs électeurs du président sortant. Deux doléances reviennent comme une antienne : la corruption des « hautes sphères » et l’incapacité des dirigeants à faire revenir la croissance et à juguler des inégalités sociales et régionales croissantes. Ces critiques visent d’ailleurs plus directement le gouvernement, dirigé par Medvedev, que le Kremlin de Vladimir Poutine. Plusieurs kremlinologues moscovites, attentifs aux inflexions du discours présidentiel, prédisent un changement de premier ministre, et même un tournant social et « keynésien » de la politique économique après le printemps 2018…
Si la « maison Poutine » est toujours debout, c’est que ses fondations sont solides. L’édifice repose sur trois piliers : un pilier administratif, un pilier politique et un pilier économique. Poutine gouverne l’Etat, la Russie et… les Russes. Des trois, c’est le pilier économique qui est le moins solide.
Le pilier administratif, c’est le contrôle de l’Etat, la maîtrise presque sans partage de ce qu’on appelle dans le jargon post-soviétique la « ressource administrative ». Le Kremlin est placé au sommet de la pyramide de la « verticale du pouvoir », il contrôle les principaux ressorts de l’appareil d’Etat, à commencer par ceux, essentiels, de l’Etat profond sécuritaire. La « ressource administrative », c’est aussi le pouvoir de façonner l’élite par un contrôle étroit et presque exclusif de la « politique des cadres », qui permet d’orienter les profils, d’opérer les nominations et les promotions aux postes-clefs de l’Etat fédéral, des régions et des grandes métropoles.
Le pilier politique, c’est le quasi-monopole des forces pro-Poutine (avec ou non l’étiquette du parti Russie Unie) sur l’ensemble du territoire, avec cependant des modalités très variées. Ainsi, le pouvoir tchétchène, par exemple, gouverne, avec l’accord de Moscou, selon des normes et des pratiques tout à fait dérogatoires, sans que le pouvoir central n’y mette trop son nez… Le quasi-monopole du pouvoir exécutif sur les instances politiques n’est pas, sinon que de manière ultra-marginale, remis en question, ni par l’opposition « du système » (partis représentés à la Douma ou dans les assemblées régionales) ou « hors système ». L’alternance au pouvoir est bloquée, sauf au niveau régional ou local, et ce de manière très marginale. Seules trois régions sont dirigées par des gouverneurs étiquetées dans l’opposition… L’alternance n’est d’ailleurs pas vraiment souhaitée par une majorité de Russes qui, selon un sondage récent, se montrent plutôt favorables à plus d’autoritarisme… S’ils s’accommodent de cette démocratie non-compétitive, les Russes sont en revanche de plus excédés par les dérives clientélistes et dynastiques, les pratiques de népotisme et la corruption qui ne sont pas marginales au sein d’une élite sans véritable contre-pouvoir… Conscient de l’impopularité des élites en général – qui contraste très fortement avec la forte popularité de Poutine – le Kremlin a entrepris de frapper fort et dur et de joindre le geste à son discours anti-corruption : l’arrestation spectaculaire, en novembre 2016, du ministre du développement économique, Alexeï Oulioukaïev – accusé d’avoir extorqué 2 millions de dollars au directeur général du géant public énergétique Rosneft , Igor Setchine, très proche de Poutine, en échange de son accord pour acquérir le groupe Bachneft – n’est pas un énième règlement de compte au sein de l’élite du pouvoir suprême en Russie, il s’agit de la première arrestation d’un ministre en exercice de l’ère post-soviétique, signal politique destiné à montrer, à qui veut bien le croire, que le bras de la justice peut être impitoyable, même contre des puissants…
La maîtrise de la « ressource politique » passe aussi par la capacité du pouvoir à formuler une idéologie suffisamment attractive pour une majorité d’électeurs et qui soit en phase avec la société russe. C’est le patriotisme qui est le noyau dur idéologique du consensus entre le peuple et les élites, ces dernières étant implicitement chargées de conserver à la Russie son statut de grande puissance. Le refus d’un alignement sur l’Occident est plébiscité et la politique de résistance aux pressions et sanctions économiques de l’Occident est perçue comme la seule qui permette à la Russie de rester indépendante et souveraine. Le patriotisme a connu un fort regain après 2014 – après la crise ukrainienne, l’annexion puis le rattachement de la Crimée à la Russie, et enfin de l’intervention militaire en Syrie en 2015 – et de nouvelles modalités de mobilisation civique patriotique sont apparues, tels les défilés des « Régiments immortels » le jour de la fête de la Victoire du 9 Mai, qui ont réuni des millions de Russes à travers tout le pays, et même à l’étranger. De ce point de vue, le pilier politique de la « maison Poutine » n’a jamais été aussi solide. Les forces politiques libérales, très écoutées en Occident, sont marginalisées du simple fait de leur refus – à l’exception de Navalny, beaucoup plus ambigu sur ce point – d’adhérer à ce socle patriotique et « pro-Crimée » du consensus politique entre peuple et les élites.
Chef d’Etat incontesté, parfois qualifié de « leader de la nation », Vladimir Poutine a appris, au fil des années, à se rendre plus accessible, moins froid, et à gagner en popularité à travers des apparitions télévisées en direct très maîtrisées. Il ne correspond pas tout à fait au stéréotype russe du « bon chef », bon gestionnaire, un modèle plébiscité pour la direction des entreprises, des villes et des régions. Si Poutine a longtemps été associé, dans la conscience collective, comme un bon gestionnaire – « le président qui a fait revenir la croissance en Russie » – c’est surtout du fait de l’heureuse coïncidence de son accession au pouvoir en 2000 et d’une période de presque dix ans de hausse du prix du pétrole… Trop happé, ces derniers temps, par la politique étrangère, Poutine s’est éloigné de la politique intérieure. Il aurait beaucoup délégué sa « ressource managériale », se contentant de superviser de loin. Dans le contexte économique et social de la Russie de 2018, frappée par les sanctions occidentales, où de nombreux indicateurs sont durablement dans le rouge, Vladimir Poutine pourrait bien, dans les semaines qui viennent, être mis au défi par le candidat désigné par le parti communiste, Pavel Groudinine , alias « le Roi de la fraise », patron depuis vingt-deux ans d’une grande ferme modèle de la proche banlieue de Moscou.
« On ne gouverne pas la Russie comme on gouverne un sovkhoze », lui reprochent ses nombreux détracteurs. Certes, mais le discours social et étatiste de Groudinine – favorable aux nationalisations, à un tournant keynésien en matière monétaire et financière, à la sortie de la Russie de l’OMC… – pourrait gagner en audience. Le chômage déguisé atteint des sommets inégalés depuis dix ans, la pauvreté augmente, la production industrielle a fortement baissé en 2017, des régions entières se sentent abandonnées par Moscou… La principale crainte des spin doctors du Kremlin est un fort taux d’abstention qui porterait mécaniquement trop haut le score de Vladimir Poutine, car « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire », surtout lorsqu’on dispose d’un socle stable d’au moins 35 millions de voix (sur 108 millions d’électeurs). Si le candidat de l’opposition communiste – auquel se rallient aussi de nombreux nationalistes – parvient à susciter la mobilisation, son éventuel bon score permettra à Poutine de remporter l’élection sans un score soviétique, qui lui serait dommageable au plan international, et de justifier un éventuel tournant, plus social, de la politique économique.
Article paru dans L’Incorrect, n°7, mars 2018.