Notes sur la guerre russo-ukrainienne
12 mars 2022.
Ceci est une tentative d’analyse en forme de « mise à plat » de mes idées. « Travaux en cours », comme le disent les professionnels des travaux publics.
La guerre qui se déroule, sous nos yeux, quotidiennement depuis le 24 février dernier, et par médias interposés, résulte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il s’agit d’une agression dont l’ampleur est sans précédent en Europe depuis l’invasion de l’URSS par l’Allemagne en 1941. Dans cette guerre, l’Occident [OTAN et UE] ne s’engage pas militairement, mais il se place du côté de l’État agressé, de l’État qui subit cette invasion, l’Ukraine, et du côté des victimes sous le feu, les Ukrainiens. Il engage toute sa puissance politique, diplomatique et informationnelle contre la Russie. La mobilisation, côté occidental, est générale. « Nous sommes Ukrainiens ».
La guerre russo-ukrainienne s’inscrit dans un continuum. D’abord, celui de la guerre dans le Donbass (et l’est de l’Ukraine), dont la phase active a eu lieu en 2014-2015. Ce fut une guerre très meurtrière – 13.000 morts selon l’ONU – qui ne s’est jamais arrêtée. Seule l’intensité de cette guerre a diminué après 2015. Aucune négociation sous l’égide de quelle puissance que ce soit n’a pu aboutir à un cessez-le-feu, et encore moins à une paix durable. Depuis lors, l’Occident refuse d’accorder une légitimité aux républiques autoproclamées de l’est de l’Ukraine [Donetsk et Lougansk], détourne les yeux des victimes civiles placées sous le feu et tend à ne pas trop souligner l’ampleur des bombardements ukrainiens sur les civils de ces territoires.
Ouvrons la perspective. La guerre russo-ukrainienne s’inscrit dans un continuum historique qui remonte au moins au XVe-XVIe siècles, si ce n’est à la chute de la Rous’ kiévienne, défaite par la Horde d’Or, à la fin du XIIIe siècle. Je renvoie ici à l’excellente remise en perspective de mon collègue Yves Hamant. .
Remontons à 1991 : la chute de l’URSS. L’indépendance de l’Ukraine, proclamée le 24 août 1991, marque la naissance du premier État ukrainien indépendant et pérenne qui porte ce nom d’Ukraine et qui s’inscrit dans des frontières non pas « historiques », mais circonstancielles, « post-soviétiques ». La Russie post-soviétique devient un post-Empire, à savoir à la fois un État post-impérial au sens propre – qui doit gérer le double héritage impérial de l’Union soviétique et de l’Empire russe – mais aussi un méta-Empire, un Empire « latent », en quelque sorte, qui doit se redéfinir en tant que « Fédération de Russie », en tirant toutes les conséquences de sa forte rétraction territoriale, dans la continuité historique d’un État russe moderne, moscovite, né entre la fin du XVe et la fin du XVIe siècles, qui n’a jamais eu d’autre nature qu’impériale.
L’Ukraine renoue avec une trajectoire historique abandonnée au tout début des années 1920, avec son incorporation dans l’URSS. C’est une nation qui cherche à se construire en tant qu’État-nation, sur le modèle européen. Pour ce faire, en bonne logique, elle doit s’émanciper, voire s’affranchir, de la tutelle de Moscou. Le modèle du voisin polonais est là, prêt à l’emploi. Mais l’Ukraine est une ancienne république de l’URSS. Elle est très dépendante, à tous égards, de la Russie.
Côté russe, la légitimité d’un État-nation ukrainien est contestée, et ce jusqu’à aujourd’hui, dans un très large cercle. C’est-à-dire que l’indépendance de l’Ukraine est plus ou moins une sorte d’anomalie historique qui un jour ou l’autre devra être réparée. Pour l’opinion russe en général, « les Ukrainiens sont nos frères ». Donc, comment peuvent-ils vouloir rompre avec nous ? C’est que nos « frères » sont désinformés, manipulés. Regardez les arguments longuement développés par Poutine le 21 février dernier : le peuple ukrainien est un rameau du peuple russe au sens large du terme, qui comprend aussi les Ukrainiens et les Biélorusses. La persistance de cette grille de lecture, établie par la Russie moscovite au XVe siècle et qui prévaut officiellement jusqu’à la Révolution de 1917[1] prive la Russie et ses dirigeants d’une vision pragmatique de la réalité ukrainienne post-soviétique : une nation ukrainienne est bel et bien en construction depuis 1991, elle ne se définit pas uniquement selon des critères ethniques ou linguistiques (« russophones » contre « ukrainophones »), et cette construction n’est pas forcément hostile à la Russie. Si cette vision des choses, réaliste, d’un État-nation ukrainien en devenir, est partagée dans certains cercles académiques, experts et dirigeants russes, elle a toujours été très minoritaire. Il est évident qu’elle sera effacée par cette guerre. Elle n’aura plus aucune place en Russie, avant très longtemps. Aujourd’hui, vu de Moscou, l’État-nation ukrainien est non seulement illégitime, mais il est une arme contre la Russie, une arme utilisée par des ultra-nationalistes revanchards et nostalgiques du IIIe Reich, voire des néo-nazis, qui prennent tout le peuple ukrainien en otage…
Dans ce conflit russo-ukrainien, latent depuis 1991, l’Occident a tout d’abord joué les intermédiaires. Il s’agissait d’éviter à tout prix un conflit armé résultant de l’éclatement de l’URSS, et surtout d’endiguer tout risque de prolifération nucléaire, en faisant de la Russie le seul héritier de la puissance nucléaire et des armes stratégiques de l’URSS. Les États-Unis ont agi très vite et très efficacement dans ce sens d’une « dénucléarisation » de l’Ukraine [ainsi que du Kazakhstan et de la Biélorussie].
Le retour de la puissance russe dans les années 2000, ou plutôt la sortie de la Russie de sa position de faiblesse et de dépendance à l’égard de l’Occident – après la décennie de stupeur et d’hébétude consécutive à la chute de l’URSS – accompagnée par la montée en puissance de la figure politique de Poutine, en interne puis à l’international, ont provoqué un changement de ligne côté occidental. Considérée depuis 1945 comme le maillon faible de l’Union soviétique par les stratèges occidentaux, l’Ukraine est appuyée pour faire contrepoids à la reconstruction d’un pôle de puissance autour de la Russie. Washington donne un signal clair : l’Occident refuse la réalité d’un monde oligopolaire émergent. Il s’agit de contrer l’émergence de puissances régionales fortes. Voir : Brzezinski (Le Grand Échiquier, 1997) et la théorie de la Full Spectrum Dominance (1999). L’atlantisme reprend du souffle et les anciens États du Pacte de Varsovie, ainsi que les anciennes républiques soviétiques baltes, rejoignent l’OTAN. L’Occident apporte son soutien à la « Révolution orange » de 2004-2005 à Kiev, ainsi qu’aux diverses les « Révolutions de couleur » subséquentes, abouties ou avortées, dans les États post-soviétiques [jusqu’à 2014].
La tension monte graduellement entre l’Occident et la Russie. Il y a eu le discours de Poutine à Munich (2007), le sommet de l’OTAN à Bucarest et la guerre russo-géorgienne (2008), et puis, enfin, la guerre russo-ukrainienne, qui débute en réalité en 2014, avec le changement de pouvoir à Kiev et l’annexion de la Crimée par la Russie. La Russie redevient l’ennemi qu’elle avait cessé d’être en 1990, lorsque Gorbatchev avait avalé la réunification de l’Allemagne et accepté du bout des lèvres, et dans un véritable imbroglio où les États-Unis sont souvent accablés d’avoir eu les pires intentions, mais où c’est l’Allemagne – et en particulier le chancelier Kohl – qui a joué un rôle déterminant, l’incorporation de cette dernière, réunifiée, dans l’OTAN[2].
Désormais, l’objectif occidental est simple et il est affiché : affaiblir la Russie par tous les moyens. Limiter au maximum sa capacité de nuisance. Pas facile, quand on dépend d’elle pour l’approvisionnement énergétique… Dans ces conditions, cette guerre russo-ukrainienne, qui se déroule a minima (sans engagement militaire occidental direct) et qui ne peut même pas être qualifiée de proxy war, est plutôt bénéfique pour l’Occident. L’engagement massif de la Russie dans la guerre russo-ukrainienne est susceptible d’affaiblir la Russie à moyen et long terme. Les Ukrainiens sont sacrifiés, mais en même temps sanctifiés. Leur sacrifice permet à l’Occident de réanimer les flammes de la « guerre juste » contre un ennemi stratégique, la Russie, qui devient pleinement, j’allais dire enfin ! un ennemi idéologique, pour consolider le bloc UE-OTAN. En outre, et même surtout, le feu en Ukraine permet d’imposer à la Russie des sanctions lourdes et très douloureuses dont les effets seront beaucoup plus durables que la guerre elle-même. Cette invasion est, en réalité, une aubaine.
Côté occidental, nombreux sont ceux qui prônent, plus ou moins ouvertement, un changement de régime. C’est-à-dire, soyons clairs, un renversement de Poutine. Un officier supérieur français n’évoquait-il pas récemment à la télévision la liquidation physique du chef de Kremlin comme moyen de résoudre le conflit en cours ? A tout le moins, on souhaite favoriser la venue au pouvoir de nouveaux dirigeants russes qui, à défaut d’être pro-occidentaux, seraient moins hostiles à l’Occident. L’idéal, évidemment, serait que la Russie [et son arsenal stratégique] bascule totalement du côté occidental pour venir appuyer et renforcer l’Occident, qui pourrait enfin lancer sa « nouvelle guerre froide » contre la Chine. On pourrait refaire le bon vieux monde bipolaire de la grande époque de la guerre froide. Une fois Poutine effacé, Xi Jinping est là, tout prêt à lui succéder en tant que figure idéale de l’ennemi. Néanmoins, la plupart des dirigeants occidentaux s’accordent à penser que c’est impossible…
C’est impossible parce que Poutine n’est pas la Russie. Même s’il quitte quitte le pouvoir, même s’il est renversé, la Russie, elle, ne va pas s’évaporer. Le vrai problème, pour l’Occident, c’est, au fond, l’existence même de la Russie. Elle est là, dans la longue durée, depuis le milieu du XVIe siècle. Empire eurasiatique, qui cherche à mettre le pied dans la porte du concert des nations d’Europe, pleinement européenne par sa religion et sa culture, mais toujours un peu « barbare ». L’Europe ne parvient toujours pas à tracer le limes.
Par son histoire et sa géographie, la Russie a une vocation naturelle – j’insiste sur « naturelle » [comme les ressources naturelles] – à être un pôle de puissance à l’échelle mondiale. A moins d’être totalement vitrifiée. Mais c’est impossible : elle est à parité nucléaire stratégique avec les États-Unis. Rivalité très asymétrique[3] en tous points, mais sauf sur celui-là, justement : le nucléaire stratégique. La capacité dont dispose la Russie de détruire l’Occident, de le vitrifier, lui aussi. « DMA » : destruction mutuelle assurée. Donc liquider Poutine, changer de régime, démocratiser, c’est bien, et à bien des égards c’est même souhaitable, mais… cela ne changera ni l’histoire, ni la géographie de la Russie. Et cela n’abolira pas la capacité nucléaire russe. Ni son État, je le redis, post-impérial.
Dès lors, la Russie de Poutine perçoit la montée d’une menace occidentale diffuse, et de plus en plus forte. On comprend que l’Occident veut neutraliser la puissance russe, voire changer ses dirigeants. Et que l’Ukraine est devenue un « cheval de Troie » de l’Occident. On glisse vite vers la vieille idée que l’Occident veut réduire la Russie à l’état de « colonie », de simple fournisseur de matières premières [сырьевой придаток Запада]. Voire : faire disparaître la Russie, son peuple, son histoire, sa culture… Les dirigeants, Poutine en tête, perçoivent ceci, ils le disent, de plus en plus fort, et l’appareil médiatique russe se met au service de cette perception. Car le système politique russe est, je l’ai écrit et expliqué, profondément « kremlinocentrique »[4]. Le Kremlin de Moscou est la « forteresse sacrée », garante de l’existence et de la, pérennité de la Russie en tant qu’État.
« L’Occident veut notre peau » : c’est là tout l’argument de fond de la propagande russe. « Ils veulent notre peau » un peu comme l’Allemagne nazie voulait nous réduire à néant, nous coloniser, nous rayer de la carte. Rien à voir avec le soi-disant « complexe d’encerclement » de la Russie, la quête géopolitique du désenclavement et la recherche de débouchés vers les mers chaudes, ou encore la volonté putative de reconstruire l’URSS. L’acmé de la propagande russe actuelle est : « nous ne sommes pas en guerre, ceci est une opération spéciale »… Dites « guerre » et vous diffusez une « fake news », vous êtes passible d’une peine allant jusqu’à 15 ans de prison, selon une loi votée immédiatement après l’entrée en gue… oups ! en « opération spéciale » !…
Personne n’est dupe, surtout pas les Russes. Surtout ne pas se fier aux sondages. C’est bel et bien une guerre, et tous les Russes le savent, et le craignent, d’autant que cette guerre est justifiée par un vieux principe de justification de la guerre – la meilleure défense, c’est l’attaque – mais la guerre de référence, la guerre légitime par définition, pour les Russes, cela reste la guerre défensive contre l’envahisseur. Comme en 1941. Même si, dans l’histoire longue de l’Empire russe et soviétique, il y eut maintes guerres offensives de conquête. Mais c’est comme si elles avaient été occultées par la Victoire de 1945…
[1] Les Russiens sont un seul et même peuple composé de trois rameaux : les Grand-Russiens (Russes), les Petit-Russiens (Ukrainiens), les Blanc-Russiens (Biélorusses).
[2] Mary Elise Sarotte, Not One Inch. America, Russia and The Making of Post-Cold War Stalemate, 2022.
[3] Andrei Tsygankov, Russia and America. The Asymmetric Rivalry, 2019.
[4] Jean-Robert Raviot, Qui dirige la Russie ?, 2007.