Le réalisme offensif : une grille de lecture utile de la guerre russe en Ukraine
Notes
I.
La théorie du réalisme offensif de John Mearsheimer [The Tragedy of Great Power Politics] éclaire les motifs qui ont conduit le pouvoir russe à décider de cette opération militaire d’envergure, assez stupéfiante, contre l’Ukraine. Selon la théorie du réalisme offensif, l’ordre international est fondamentalement anarchique et régi par les rapports de force (en opposition avec une vision normative libérale de l’ordre international « régulé »). Tous les États cherchent à maximiser leur puissance relative, puisque seuls les plus forts sont assurés de survivre. Ils ont donc un tropisme offensif, et non défensif (alors que selon la théorie du réalisme défensif de Kenneth Waltz, les Etats tendent plutôt à toujours vouloir d’abord conserver leurs acquis).
Si on adopte cette grille de lecture, plusieurs facteurs sont déterminants dans la manifestation des offensives. En premier lieu, l’offensive doit être perçue comme rapportant plus qu’on anticipe qu’elle va coûter. Autre facteur absolument crucial: la perception de l’intention de l’adversaire. Si on perçoit une intention offensive de l’adversaire, on s’efforce d’anticiper en avançant le premier.
La Russie le dit et le répète depuis presque deux décennies [le discours de Poutine à la conférence sur la sécurité de Munich le 10 février 2007 en est le marqueur]: elle craint l’avancée des armées de l’OTAN et le déploiement de nouveaux missiles à ses frontières. Moscou a perçu, au cours des deux dernières années, une intention américaine de précipiter l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. Pour Moscou, les Etats-Unis allaient opérer, et vite. Et ils s’y préparaient. Cette perception a été renforcée par l’aide militaire substantielle apportée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à l’Ukraine, ainsi que par le soutien systématique de l’Occident aux mouvements d’opposition aux régimes en place dans des Etats alliés (Biélorussie, Arménie, plus récemment l’épisode du Kazakhstan). Il y aussi la volonté (à la fois stratégique et mercantile) américaine de voir l’Allemagne abandonner Nord Stream II. Et puis il y a de petits signaux faibles mais amplifiés dans la perception russe, comme le leader d’un parti qui, en Finlande (1340 km de frontières avec la Russie, à moins de 1000 km de tous ses centres vitaux), envisageait l’adhésion à l’OTAN comme une réalité…
Paranoïa ? Complexe de l’encerclement ? Obsidionalité liée à l’hypercentralisation du régime ? Amertume post-impériale et post-soviétique ? En fait, peu importe le degré de réalité de l’intention offensive de l’adversaire, ce qui compte, c’est la perception de cette intention qui compte, et les termes dans lesquels elle est perçue. C’est la formation de cette perception de l’intention qu’il faut décortiquer, étudier et comprendre. La plupart des diplomates, analystes et experts occidentaux, y compris parmi les spécialistes de la Russie, balaient tout ceci d’un revers de main: cela n’a pas de réalité, ce sont des fantasmes, des prétextes, de faux alibis, des vestiges intellectuels de l’impérialisme, du soviétisme, du nationalisme, de l’autocratie, d’un monde ancien. Cette menace occidentale brandie par la Russie n’est qu’une manière de s’accrocher au pouvoir, alors que le monde change et que la jeune génération demande autre chose et bouleversera cet ordre patriarcal néo-soviétique…
Qui vivra verra. La lecture de Mearsheimer, et en particulier son analyse de l’émergence de la puissance chinoise, sont un puissant antidote à cette croyance occidentale dans la norme régulatrice comme fondement de l’ordre politique, croyance qui nous aveugle, nous Occidentaux, et Européens en particulier.
A chaud, 26 février 2022
II.
La théorie du réalisme offensif de John Mearsheimer peut aussi s’avérer très éclairante pour comprendre la logique politique américaine dans les derniers développements de la guerre russo-ukrainienne.
Si la politique russe est presque un cas d’école pour le réalisme offensif – usage assumé du rapport de force et déclaration claire de ses intentions – la politique américaine est caractérisée par un usage permanent de ce que ses nombreux détracteurs dénoncent comme autant d' »hypocrisies » ou d' »écrans de fumée » [smokescreens], mais qui sont fait la manifestation de l’existence de plusieurs registres intentionnels, registres divers imposés par la nature du système politique (séparation des pouvoirs et rôle du Congrès) et le pluralisme des lobbys (politiques, économiques, sociétaux…). Il y a le registre normatif de la démocratie et des droits de l’homme, qui joue un rôle essentiel, mais qui n’est ni le seul, ni le plus déterminant, (contrairement à l’Europe, qui a abandonné toute volonté de puissance). Le registre intentionnel purement réaliste du rapport de force est peu mis en avant par les dirigeants américains, sur en situation défensive, et il est donc moins visible, mais on peut le voir apparaître [Madeleine Albright citée par Bruce Riedel, Can Ukraine become a new Afghanistan ?, 21.02.2022].
Dans la grille de lecture réaliste offensive, les Etats-Unis pourraient avoir délibérément poussé Poutine à décider d’une opération militaire d’envergure afin d’y créer, sinon un nouvel Afghanistan, du moins une situation de chaos visant à fragiliser le pouvoir russe et à renverser Poutine, volonté presque ouvertement affichée depuis 2014. Il est assez probable que Poutine lui-même ait décidé de cette opération sur la base de cette intention-là qu’il prêterait aux Américains. Une telle stratégie américaine visant à attirer la Russie en Ukraine avant d’y armer des guérillas pour affaiblir durablement la Russie sur son flanc ouest, une sorte de stratégie « Brzezinski 2.0 », pourrait reposer sur de bonnes sources de renseignement sur la situation intérieure ukrainienne, où les Etats-Unis ont pris pied depuis 2014. Elle reposerait aussi sur une analyse des intentions russes dans laquelle domineraient deux facteurs: 1. la perception d’une lecture très « identitaire », par Poutine, de la relation Russie-Ukraine (qui pourrait être vérifiée par le contenu du discours prononcé par ce dernier devant le Conseil de sécurité russe lundi dernier), 2. la perception d’une hybris poutinienne telle qu’elle devait le pousser à l’action, hybris nourrie par le succès syrien et la volonté qu’il aurait de démontrer toute l’étendue de la nouvelle puissance techno-militaire de la Russie.
La Russie peut réussir militairement en Ukraine. Mais ensuite? Quid de la légitimité d’un gouvernement ukrainien pro-russe qui serait perçu, par une partie non négligeable de la population des grandes villes, subissant évacuations et bombardements, comme un gouvernement d’occupation? Les Etats-Unis pourraient soutenir un gouvernement en exil et des opérations de guérilla intérieure. Une guerre qui ne pourrait être que très, très impopulaire en Russie, dans la société, mais aussi, et surtout, auprès d’une partie des élites dirigeantes…
A chaud, 27 février 2022
A suivre…