La nomenklatoura
Il n’existait pas de classe dirigeante en URSS, du moins officiellement. Bien qu’elle fût niée par l’idéologie marxiste-léniniste officielle qui s’en tenait au dogme de la « société sans classes » , la réalité de l’existence d’un rapport entre dominants et dominés a été dénoncée dès l’instauration du régime soviétique. Dès le début des années 1920, Célestin Bouglé écrivait qu’en dépit des proclamations officielles sur la « dictature du prolétariat », il existait bel et bien, en Russie soviétique, une classe dirigeante, comme dans toutes les sociétés et quel que fût leur régime politique, libéral, autoritaire ou socialiste. Ce sont ensuite des marxistes qui ont apporté les preuves les plus tangibles de l’existence d’une classe dirigeante en URSS. Dans les années 1930, Trotski a livré la première critique générale d’un système soviétique qui s’était, sous la férule de Staline, bureaucratisé et mué en un capitalisme d’Etat. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, de nombreux témoins venant d’URSS (tel Viktor Kravtchenko) ou des pays de l’Europe soviétisée sont venus corroborer cette vision. Après celle de Trotski, la critique politique la plus élaborée se retrouve sous la plume de Milovan Djilas, ancien haut dignitaire du PC yougoslave, dans La nouvelle classe dirigeante, un livre publié à New York en 1957.
L’ouvrage est une critique marxiste de l’histoire de l’URSS qui dénonce la formation, dans les pays communistes, d’une classe dirigeante d’un type nouveau, fondée sur l’expropriation totale des moyens de production et leur gestion monopolistique au nom du bien du peuple par une poignée de dirigeants politiques. Selon Djilas, cette classe dirigeante a ceci d’inouï qu’elle constitue un groupe de privilégiés qui gouverne au nom de l’abolition des privilèges, une classe possédante qui nie sa propre existence. Il faut attendre la fin des années 1970 avec la parution de La Nomenklatoura, l’ouvrage de Mikhaïl Voslenski, pour disposer d’un corpus d’observations concrètes « de l’intérieur » étayant et illustrant la thèse de Djilas. C’est d’ailleurs à compter de la publication de cet ouvrage, paru dans toutes les langues occidentales ou presque, que le terme de nomenklatoura se généralise et entre dans le vocabulaire politique des langues européennes, en particulier en français.
Avant que Voslenski – un ancien haut fonctionnaire du département international du Comité central du PCUS ayant fait défection et « passé à l’Ouest » à la fin des années 1960 – n’en dévoile le fonctionnement, contribuant à conférer à ce terme un sens sociologique qu’il n’avait pas auparavant, le terme de nomenklatoura n’était guère connu que des « nomenklatouristes » (ou membres de la nomenklatoura) eux-mêmes ! Le sens premier de ce terme renvoyait à la liste (nomenclature) des postes de direction pour lesquels toute nomination (ou révocation) devait être approuvée – en réalité, elle était décidée au préalable – par l’instance supérieure du parti. Par extension, on y rattachait la liste des personnes nommées ou tenues en réserve pour ces postes. Ces différentes listes n’étaient ni publiées, ni communiquées aux intéressés. L’institution de la nomenklatoura reflète la conception marxiste purement fonctionnelle, voire instrumentale de l’élite, sélectionnée non pas ès-qualité, mais en vertu de ses aptitudes à être totalement au service de la direction du parti. A l’origine, en 1920, la nomenklatoura était un mécanisme administratif destiné à garantir aux instances supérieures du parti les moyens de contrôler la nomination à tous les postes-clefs de l’administration, de l’armée et de l’économie. La loyauté politique des titulaires de ces postes de direction était alors une condition absolue de la pérennité du nouveau régime. Pendant la guerre civile, le recrutement exigeait la manifestation d’une loyauté idéologique. Dans son ouvrage, Voslenski fait un parallèle entre l’entrée dans l’élite soviétique des premières années 1920 et l’entrée en religion. Progressivement, l’institution se bureaucratise et devient pléthorique. Un nombre croissant de postes fut progressivement versé dans le système de la nomenklatoura. Vers 1980, les effectifs de la nomenklatoura, ou plutôt des nomenklatouras – car il existait des nomenklatouras à chaque échelon administratif (républiques, régions, villes, etc.) – étaient estimés à 300.000 individus, soit plus d’un Soviétique sur mille. Au sommet de l’Etat-parti, la nomenklatoura « suprême », contrôlée par le Bureau politique du Comité central du parti, comprenait l’ensemble des ministres et des ambassadeurs, mais aussi le Patriarche de l’Eglise orthodoxe russe, les académiciens et directeurs d’instituts de recherche dépendant de l’Académie des sciences de l’URSS…
Pendant la perestroïka, la critique de la nomenklatoura en tant que « classe de privilégiés » a fait florès. Elle est devenue l’un des éléments principaux de la critique du système soviétique, critique venue de l’extérieur (l’ouvrage de Voslenski est publié en URSS en 1989), mais aussi critique de l’intérieur du système, opérée par certains « nomenklatouristes » eux-mêmes, comme en témoignent les débats qui se tinrent au sein du Congrès des députés du peuple de l’URSS, élu au printemps 1989. C’est ainsi que Boris Eltsine, après son éviction du Comité central du parti en 1987, fit de l’abolition des privilèges de la nomenklatoura l’un des thèmes principaux de son discours. A la fin des années 1980, la dénonciation des dérives de la nomenklatoura va servir de fondement à une critique de moins en moins nuancée de l’élite soviétique dans son ensemble. L’on critique l’absence de circulation réellement méritocratique en son sein, l’incompétence et l’absence de professionnalisme de nombre de ses membres, leur inadaptation au changement et à la modernité, leurs pratiques dominées par le népotisme, la corruption, le clientélisme, les abus de pouvoir… La nomenklatoura entre ainsi dans le discours des politiciens : elle ne désigne plus du tout une institution (depuis bien longtemps) ni même une classe sociale, mais la classe dirigeante d’un régime frappé d’illégitimité. Dans la Russie de Poutine, alors que la nomenklatoura a disparu -avec le parti unique – depuis plus de quinze en tant qu’institution, l’emploi de ce terme est monnaie courante, en particulier dans la bouche des opposants, qu’ils soient démocrates, nationalistes ou communistes, qui dénoncent régulièrement la mainmise d’une « nouvelle nomenklatoura » sur le pays.
La publication de l’ouvrage de Voslenski a popularisé et internationalisé le terme de nomenklatoura. En France, ce terme va entrer dans le vocabulaire des journalistes et des essayistes. La « révélation » de l’existence de la nomenklatoura en URSS, quelques années après celle du goulag par Alexandre Soljenitsyne – autant de réalités déjà bien connues, mais encore largement occultés dans une France où le PCF, strictement aligné sur Moscou, représentait encore un quart de l’électorat – a coïncidé avec le discrédit croissant jeté sur la gérontocratie soviétique, en pleine confusion (grève générale en Pologne, invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge), contribuant ainsi encore davantage à ternir l’image du communisme. Contrairement aux textes de Soljenitsyne, le caractère non-polémique, essentiellement descriptif et presque « clinique » de l’ouvrage de Voslenski a contribué à sa bonne réception dans tous les cercles. En 1986, les journalistes Alexandre Wickham et Sophie Coignard ont publié une enquête intitulée La nomenklatoura française. Dans la définition qu’ils donnaient en filigrane de cette nomenklatoura, celle-ci était définie comme un tissu de connivences, de corporatismes, de clientélismes et de népotismes divers, un ensemble de réseaux formant une sorte de cryptocratie insaisissable à l’œil nu, mais bien réelle. Cette cryptocratie constituerait un frein à la démocratie, censée dépendre de l’existence d’une méritocratie. A l’image de la son « homologue » soviétique, la « nomenklatoura française » contrôlerait également l’accès aux vrais privilèges, inconnus du grand public. Ainsi, quelques décennies après l’entrée de l’intelligentsia dans le vocabulaire français – au début du XXème siècle – la Russie a donné au monde un nouveau concept politique, instrument fructueux de l’analyse des systèmes politiques et des hiérarchies sociales, qui, ironie de l’histoire, a survécu à l’existence du régime qui l’a engendré.
Article paru dans le Dictionnaire de la Russie, Paris, Larousse, 2008.