Dans la société occidentale, la liberté d’expression n’est rien de plus qu’un cliché idéologique
Traduction d’un texte d’Alexandre Loukine, sinologue, professeur de relations internationales à la Haute ecole d’économie de Moscou.
Au tournant du XXe et du XXIe siècle, le monde est entré dans une série de conflits très meurtriers qui ont déstabilisé de nombreuses régions de la planète. Ces conflits sont largement dus à une contradiction flagrante entre l’approche idéologique occidentale du monde et la réalité du monde.
L’idéologie occidentale du « démocratisme » est la seule idéologie à prétention universelle qui ait survécu à la chute de l’URSS. Evidemment, les systèmes politiques nord-américains ou européens d’aujourd’hui sont bien plus pluralistes que les régimes hitlérien ou stalinien. Mais le pluralisme est une question de degré et dans la société occidentale contemporaine, les limites de ce qui est toléré, bien qu’encore étendues, ne cessent de se rétracter.
Dans la société occidentale, la liberté absolue d’expression n’est rien de plus qu’un cliché idéologique. Certes, il est permis d’exposer une certaine diversité de convictions et de points de vue, mais de manière sélective et limitée. Pour preuve, l’apparition du « politiquement correct » et la diffusion, ces derniers temps, de « codes de langage » [speech codes] dans les universités ou autres institutions.
Aux Etats-Unis et en Europe, il est parfaitement possible de discuter des modalités de la démocratie, de débattre de quel type de démocratie est le meilleur ou le plus souhaitable, mais pas du point de savoir si la démocratie est souhaitable ou non. Il est permis de débattre des meilleurs moyens de lutter contre l’inégalité entre les hommes et les femmes, entre les Blancs et les Noirs, mais pas de leurs inégalités naturelles. Si on peut discuter de la question de l’opportunité des mariages homosexuels, il est interdit de considérer l’homosexualité comme une maladie ou une déviance. Bien entendu, si vos opinions sont incorrectes, vous n’irez pas en camp et vous ne serez pas torturé par la Gestapo, mais selon toute vraisemblance, vous serez écarté de toute fonction prestigieuse, vous subirez l’ostracisme médiatique et vous serez tenu à distance de la bonne société. Et dans certains cas, vous pouvez déjà être poursuivi administrativement ou pénalement.
Nous assistons à la progression d’une idéologie dominante qui a la prétention de conquérir un monopole. Et cette idéologie réduit toujours plus le périmètre qui délimite de ce qu’il est permis de dire. De fait, l’idéologie dominante se transforme en une religion séculière, avec ses dogmes sacrés, qui sont l’objet d’un culte ou d’une fétichisation. En outre, cette nouvelle religion dépasse le cadre des Etats, devenant l’idéologie du monde occidental dans son ensemble. Exactement de la même manière que le marxisme soviétique, elle prétend à la scientificité et à l’universalité.
L’emprise de l’idéologie occidentale s’accroît : elle touche désormais non seulement la politique, mais prétend aussi régir la famille, les relations de travail, l’instruction et l’éducation des enfants, etc. Elle englobe des pans entiers de la vie en société et du savoir scientifique. Les besoins de l’idéologie orientent la médecine (qui doit montrer que l’homosexualité n’est plus une déviance, mais la norme), l’anthropologie (qui doit prouver que les distinctions entre les races humaines sont fausses), et d’autres sciences. Les frontières se brouillent entre le savoir scientifique et le postulat idéologique et les intérêts de groupes de pression prévalent sur l’objectivité de la recherche scientifique.
La montée en puissance de l’idéologie occidentale et sa progression vers une situation de monopole est liée à une série de changements significatifs intervenus dans le domaine des technologies aussi bien que dans l’évolution de la structure sociale au tournant des XXe et XXIe siècles. Ce que Gustave Lebon ou José Ortega y Gasset appelaient « les masses » au début du XXe siècle – Ortega parlait de la « révolte des masses » – ont vu leur rôle s’accroître considérablement, permettant la constitution de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « Etat-providence universel ». De ce fait, le développement de l’économie de marché a conduit à une certaine dépendance des élites à l’égard des masses, grandissantes. Les élites sont entrées dans une sorte de flirt avec les masses, les flattant et se soumettant à leurs intérêts et à leurs désirs.
Tout ceci a mené, entre autres, à une baisse du niveau d’instruction qui, selon la nouvelle idéologie, doit être simple et accessible à tous, plaire à ceux qui en bénéficient, plutôt que de les contraindre. En a résulté la destruction de la haute culture classique et du niveau d’exigence dans le domaine des arts. Par conséquent, la culture classique n’est plus vendable. Les bas-fonds de la culture ont gagné et se sont mélangés aux sphères supérieures. Une cohorte de bouffons débraillés qui, jusqu’ici, ne distrayaient que la partie la moins éduquée de la société, a envahi la scène des théâtres et des opéras, les musées et les expositions ; des réflexions pseudo-philosophiques primitives se répandent, de même que les romans d’amour ou les romans policiers. Les idoles de la culture de masse ne sont pas ceux qui s’efforcent d’atteindre l’excellence dans leur art par l’étude et le travail acharné, mais des sortes de « modèles » qui accèdent à la gloire par leur simple allure, leur apparence physique, des chanteurs sans voix, des musiciens amateurs sans aucune formation, mais dont les « productions » sont accessibles à la grande majorité.
L’évolution de la « démocratie », à savoir la participation d’une partie de plus en plus large de la population à la cérémonie idéologiquement consacrée de dévolution du pouvoir par les élections, a changé le caractère même de la politique. L’extension toujours croissante du corps électoral à des couches sociales qui n’en faisaient autrefois pas partie, c’est-à-dire l’abolition du suffrage censitaire, génère une dépendance accrue des politiciens aux électeurs. Les politiciens dépendent de plus en plus des besoins, jamais satisfaits, des électeurs. Un nouveau type d’homme politique est apparu, le populiste, qui ne se préoccupe plus tant de résoudre les vrais problèmes de la société que de sa cote de popularité, un homme politique dépourvu de toute intelligence stratégique, qui repousse toujours les décisions impopulaires, mais impératives. De fait, tout sauf un leader.
La banalisation des critères de distinction des élites et la dépendance de la classe politique à l’égard du monde des affaires aboutissent à une « markétisation » du processus électoral : les candidats deviennent des produits qui sont, sur le marché, livrés au choix des consommateurs. Ce système est loin de l’idéal de la démocratie et ce n’est pas un hasard s’il a récemment été qualifié d’oligarchie dans un rapport établi par des savants de l’Université de Princeton (il s’agissait, en l’espèce, des Etats-Unis).
Dans ces conditions, le choix offert aux électeurs est généralement limité. Ce que l’idéologie officielle appelle le consensus est en réalité le résultat de limitations très sévères. La diversité des programmes des partis politiques s’est réduite au point que tous les programmes se confondent jusqu’à l’indistinction. Qu’est-ce qui différencie la politique des travaillistes sous Tony Blair de la politique des conservateurs, celle des sociaux-démocrates de celle des chrétiens-démocrates en Allemagne (qui ont plusieurs fois gouverné ensemble) ? Aux Etats-Unis, 4 ou 5 candidats participent formellement aux élections présidentielles, mais peu de gens s’en aperçoivent, car les chaînes de télévision ne montrent les débats qu’entre les deux candidats promus par les deux principaux partis.
Enfin, le développement des nouvelles technologies de l’information a joué un rôle énorme. L’idéologie officielle a consacré la théorie progressiste d’une « société de l’information », vue comme une communauté internationale sans frontières de citoyens bien informés, responsables, porteurs d’initiatives, qui prennent des décisions raisonnables. Mais en réalité, s’il livre une information utile à ceux qui en ont besoin, il faut constater que, pour la majorité de la population, Internet joue un tout autre rôle.
Aujourd’hui, les gens sont encore plus qu’autrefois tenus à distance des modes de production de l’économie et du pouvoir politique. Travaillant dans de grandes sociétés employant des milliers de personnes, ils ne perçoivent le plus souvent pas du tout le sens, ni ne comprennent les résultats de leur activité, n’étant que de simples rouages d’une gigantesque machine. Une situation qui peut certes être confortable, mais qui est peu enviable du point de vue de l’estime de soi. La participation aux réseaux sociaux, où un individu a quelques centaines d’ « amis » vivant dans d’autres villes ou d’autres pays et qu’il n’a jamais vu (et qui peuvent être très différents de ce qu’ils montrent d’eux-mêmes), où il peut « publier » n’importe quelle « œuvre » ou n’importe quelle opinion, entretient l’illusion qu’il a de sa propre existence et de sa participation à quelque chose d’important, l’illusion de son importance pour les gens et le monde.
Dans la même logique, il est intéressant de noter que le rapport aux écrits personnels a changé. Autrefois, les écrits personnels (lettres et journaux) étaient du ressort de l’intime. Leur lecture à l’insu de leur auteur était considérée comme honteuse, tandis qu’aujourd’hui, la majorité des textes publiés sur internet sont des journaux très personnels, accompagnés de photographies et de vidéos, où l’on raconte avec qui on a couché, ce qu’on acheté, etc. Tout ceci est motivé par la nécessité psychologique de se sentir exister dans un monde où notre vie n’a en réalité plus aucune signification.
Les postulats fondamentaux de l’idéologie du « démocratisme » [occidental] sont simples :
1) Le système politique occidental est le plus avancé du monde, celui qui assure le plus haut degré de liberté et de le plus haut niveau de bien-être à ses citoyens,
2) Cette « démocratie » est assurée par une large participation du peuple qui élit ses dirigeants à l’occasion d’élection équitables, droit de vote qui constitue un droit inaliénable de chaque citoyen,
3) L’Etat ne se contente pas de garantir les droits de la majorité, mais aussi ceux des minorités les plus diverses (le statut de minorité est sans cesse étendu à de nouveaux groupes),
4) Tous les pays du monde adopteront tôt ou tard ce système et il est du devoir de l’Occident de les y aider,
5) Diverses forces destructives et antidémocratiques s’opposent à ce processus d’unification et l’Occident se doit de lutter contre ces forces au nom du bien des peuples qu’elles asservissent.
Cette idéologie ne tient pas du tout compte de certains problèmes bien réels du monde occidental : la pauvreté endémique et les inégalités sociales, les migrations, la baisse du niveau d’éducation, la montée des nationalismes, etc. Le système occidental, malgré l’impression de stabilité qu’il donne de l’extérieur, a commencé à perdre sa légitimité du fait de son incapacité à résoudre ces problèmes. En témoigne la hausse actuelle de la popularité des forces politiques qui se situent aux extrêmes : à droite, celles qui appellent à limiter les migrations et qui se prononcent pour la préservation de la morale traditionnelle ; à gauche, celles qui contestent en raison de la montée des inégalités sociales.
Historiquement, la Russie est partie intégrante du Grand Occident, mais à sa manière. L’idéologie occidentale est certes partagée par une petite partie de la société russe, mais la Russie dans son ensemble ne s’est pas appropriée les institutions de la société occidentale qui permettent encore à cette dernière de garantir le niveau le plus élevé de liberté individuelle et politique des citoyens : la primauté du droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance des tribunaux, etc. De même, les mécanismes de l’économie sont insuffisamment développés en Russie.
La Russie peut-elle s’approprier les éléments positifs de la civilisation occidentale sans verser dans l’idéologie occidentale ? Rien n’est moins clair. La Russie souffre incontestablement d’un manque de liberté politique, mais en dehors de cette considération, la société et les personnes y sont bien plus libres qu’en Occident. Pour un individu attaché aux valeurs traditionnelles, est-il plus confortable de vivre dans une société de plus grande liberté politique, mais avec tout cette frénésie d’immoralité et ce « politiquement correct » étouffant, ou bien préférera-t-il vivre là où il aura certes moins son mot à dire dans la manière dont l’Etat est gouverné, mais où personne ne le forcera à accepter les « unions non-traditionnelles », où il ne verra pas défiler à ses fenêtres la Gay Pride et où ses enfants ne seront pas éduqués ni instruits d’une manière qu’il juge inadéquate ? Il est fort probable qu’il opte pour une société politiquement moins libre. En tout état de cause, il faut préalablement se débarrasser de l’héritage de notre propre passé idéologique et totalitaire, rompre avec le stalinisme en politique intérieure comme en politique extérieure. Mais en restant objectifs, en prenant garde de ne pas tomber dans un nouveau piège idéologique.
19.02.2016
Texte original: https://mgimo.ru/about/news/experts/svoboda-slova-v-zapadnom-obshchestve/
L’auteur développe cette même idée dans un article plus long ici